29/09/2010

La grande maison inhabitable




(inspiré de Sa Majesté des Mouches et de L'écume des jours)



Roman s'était accroupi contre la porte en faisant le moins de bruit possible. C'était ce qu'il faisait d'habitude quand la crise arrivait : il fixait le chambranle d'un œil froid, se concentrait sur les pulsations de son cœur qu'il sentait battre dans ses tempes et même au bout de ses doigts, en dessous des ongles. Il avait fermé la porte après avoir demandé un peu de répit à Marylou qui recommençait à lui faire des scènes et avait tout simplement espéré que cela suffirait. Mais elle était derrière la porte, les yeux mouillés et désolés. Lui, il ne le savait pas bien sûr, il n'entendait plus rien, parce que sa respiration devenait difficile et de lourds râles s'échappaient de sa gorge sèche, fatiguée. Il sentait comme des moutons de poussière dans ses poumons, comme des grappes de cailloux pointus. Ou comme des nénuphars qui prenaient toute la place.

Il entendit un bruit sec et il sut que c'était le volet de sa tête qui se fermait, qu'il ne fallait plus rien en tirer. Il ouvrit la porte d'un seul geste et Marylou faillit tomber. Elle le câlinât, la voix douce et sucrée; le suivit jusqu'à la boîte à pharmacie. Roman prit le petit tube de collyre jaune - "++ hallu ophtalmo"- et deux Propofan, dans le petit boîtier vert.
Plus tard, dans la cuisine, ça sentait les fajitas et la migraine s'en allait decrescendo; mais Roman avait toujours cette impression étrange - celle des nénuphars.

Dans l'obscurité de la chambre, il prit son chapeau pour une tête tranchée et son pyjama pour un corps sans tête. Ses yeux voyaient toujours des choses qui n'existaient pas, qui ne pouvaient pas exister. Par la fenêtre, il aperçut la boulangerie du coin de la rue qui fermait boutique. Du pain chaud, pense au pain chaud. Il fondit en larmes et Marylou le retrouva endormi comme ça, assis devant la fenêtre, les doigts dans les oreilles comme pour se protéger d'une explosion, ou pour ne pas entendre l'évidence.

Il avait un peu de sang sur les mains.



25/09/2010

Corps mémorable




Mercredi quatorze heures. J'étais assise dans l'amphi, comme toujours dans le fond mais pas trop, sur le côté droit. De là je pouvais voir à peu près tout le monde. Le cours de Monsieur C. débutait, il nous faisait rire - comme d'habitude; ses chaussures crissaient sur le linoléum beige et il s'en excusait platement, avec un petit sourire en coin, ce petit sourire qu'on finira par connaître par cœur à la fin de l'année.

J'aimais bien le cours de Monsieur C. et en particulier son intitulé : « histoire littéraire du Moyen-Age à nos jours ». Je m'imaginais dans une jungle luxuriante, marchant vivement avec une machette à la main pour tenter de débroussailler tout ça. C'était lui d'ailleurs qui nous avait dit, lors du premier cours magistral, que la littérature était avant tout une aventure. Et il avait bien raison.

J'écrivis ROMANTISME en haut de ma copie avec mon bic bleu - le jaune avec des sarcophages que Marion avait volé pour moi au British Museum. C'était il y a deux ans déjà... C'était beau Londres. Il pleuvait beaucoup, je parlais anglais et je buvais du vrai Breakfast Tea. Un peu comme ici, quoi. Et puis je pensais qu'après mes examens j'irais y faire un tour, et puis peut-être revoir Ivy, ce serait sympa.

Je tournai la tête vers la rangée gauche, la joue bien calée dans le creux de ma main. Il y avait deux trois filles côte à côte, de parfaits petits sosies, avec chacune leur ordinateur miniature - comment on dit déjà ? Netbook ? Derrière elles, une autre fille avec une longue queue de cheval s'abreuvait au goulot d'une bouteille d'eau minérale. Les filles à côté et derrière elle chuchotaient. Celles en face de moi ne parlaient pas, le nez dans leurs notes, elles écrivaient très vite. Si vite que j'avais l'impression que leur plume ne touchaient même pas le papier ! C'était la dizaine d'étudiantes Erasmus, les finlandaises. Et une polonaise aussi, je crois.

Et un peu derrière, deux garçons restaient silencieux dans le chahut de ragots et de bruits de papier froissé. L'un fixait d'un air impassible sa bouteille remplie d'un liquide rouge cerise, sûrement de la grenadine.
L'autre me scrutait, avec un regard asymétrique, incompréhensible. Je détournai la tête, mal à l'aise.

Il avait les yeux vairons. Un œil brun et l'autre vert. Les mêmes yeux que le chat du campus.



Hâte toi de dissoudre et mon rêve et ma vue

19/09/2010

Prête aux baisers résurrecteurs

Vicky Cristina Barcelona


A cause de toi j'ai des pansements à chaque doigt mes ongles sont rongés plus qu'ils ne devraient et ma peau se craquèle comme un désert dont tout le monde se fout
A cause de toi j'ai des larmes sur les lèvres et je ne me souviens pas de les avoir versées J'ai honte du sel de mes yeux de la couleur de mes cheveux J'ai peur d'être amoureux
Mon énigme mon point d'interrogation J'ai tenté de comprendre les réponses les questions j'ai tenté de te connaître du par cœur du par être J'ai voulu savoir quel goût ça avait d'être toi A cause de toi Je voulais savoir ce que tu mangeais le matin ce que tu buvais à l'apéritif ce que tu écoutais dans le tram je voulais sentir ton after-shave sur l'oreiller te regarder te raser les fesses moulées dans un short de sport gris souris Je voulais t'embrasser au coin d'une rue te serrer contre moi sur un banc au mois de mai et même pour tous les autres mois pas jusqu'à la fin des temps enfin comme tu veux ça me dérange pas et boire du thé jusqu'à l'ivresse jusqu'à paresse jusqu'en Grèce Te faire l'amour sur un canapé poussiéreux et tomber sur le plancher avoir mal me réveiller C'est un rêve n'est ce pas c'est un cauchemar je vais me réveiller J'ai le cœur secoué comme des maracas c'est beau l'espagne tu m'en diras des nouvelles moi je veux plus voyager c'est toi ma nacelle mon avion mon aile mon petit bateau mon cargo mon chapeau mon loto mon numéro mon imbroglio mon one and only mon favori mon canari mon mari mon tsar mon toi mon moi moi moi regarde ce que tu fais de moi à cause de toi


(Je connais ton secret par cœur / Toutes les portes de ton empire / Celle des yeux celle des mains)

15/09/2010

Même quand nous dormons

Match Point

Ils venaient de faire l'amour pour la seconde fois et ils ne se parlaient toujours pas. Lili tendit le bras vers la table de nuit pour attraper une cigarette. Elle plissait les yeux, parce qu'elle n'avait pas encore mis ses lentilles. Alex aimait bien la voir comme ça, mal assurée dans son brouillard bien à elle, elle avait l'air vulnérable avec ses yeux vitreux. Lili frotta une allumette en faisant mine d'ignorer le regard insistant d'Alex. Elle, elle se sentait comme une taupe et ne voyait pas en quoi la myopie était quelque chose de charmant. Elle n'attendait qu'une chose : l'opération au laser, zou; et pour ça elle économisait déjà depuis un petit bout de temps. Tous les jours, elle déposait sa menue monnaie dans sa grosse tirelire blanche en forme de cochon. Quand les pièces tombaient les unes sur les autres, ça faisait clonk clonk, et parfois Lili avait l'impression que c'était le cochon qui se réveillait d'un long sommeil, le groin grognon. A ce souvenir, elle esquissa un sourire, et deux grandes traînées blanches de fumée lui sortirent des narines.

Alex la regardait encore et cherchait ses mots. Pourquoi tu ne m'aimes plus ? semblait si pathétique, on aurait dit un gamin quémandant des friandises. Il la connaissait par cœur, et il savait qu'elle n'avait pas besoin de lui dire ces choses-là. Ses yeux avaient perdu leur éclat, sa bouche son sourire et son goût. Rien n'était plus pareil.

Lili se leva pour ouvrir la fenêtre et écraser sa cigarette dans le cendrier sur le bureau. C'était un cendrier qu'ils avaient acheté ensemble, dans une boutique de souvenirs à New York. Alex se souvenait de ce voyage comme si c'était hier: les MacDonald plus grands qu'un hall de gare, les boutiques de jouets à Times Square, les écureuils de Central Park... Et pourtant ce ne pouvait être hier, parce qu'hier elle m'aimait encore, se disait-il, impuissant.
Sur le cendrier, il y avait une grosse pomme bien rouge, comme un cœur amoureux.

Lili s'assit sur le lit et se tourna vers Alex. Elle ouvrit enfin la bouche et il retint son souffle. Elle lui glissa, la voix cassée : « Alex... Je suis malade. Je... C'est peut-être grave. Très grave, même ». Et Alex la regarda, terrifié, et il ne pense qu'à une chose, une seule. Il avait envie de lui dire qu'il aurait préféré qu'elle ne l'aime plus, en fin de compte.

Il était tellement triste que ses yeux étaient secs.


(Un jour après un jour / une nuit après nous)

09/09/2010

Vint-huit novembre mil neuf cent quarante-six

(Mon amour si léger prend le poids d'un supplice
)

Elle m'avait simplement jeté un regard curieux, d'abord au niveau de mes cheveux, puis elle avait plongé son regard dans le mien. Elle avait des yeux verts et orange, et les cils très courts. Au début je crus même qu'elle n'en avait pas. Elle avait comme des corbeilles de fruits collées dans les orbites. Elle avait scindé sa belle petite bouche en deux, découvrant deux rangées de perles blanches, pour me lancer un espiègle « joli chapeau ».
Et puis elle était partie vers les escaliers, et au milieu des marches, le gris du ciment avait l'air bête. Elle était très jeune, peut être même trop jeune. Et j'étais convaincu que je ne la reverrais plus jamais.
Mais j'avais tort. Et le chapeau prend la poussière, quelque part sur une étagère.