30/07/2012

Les nécessités de la vie et les conséquences des rêves


Le temps passe et les rues changent.

Rue des M., sur la vitrine de l'agence de voyages, s'étale une bannière du type

  
Vous ne vous êtes jamais demandé quels commerces perdureraient d'ici un an, dix ans, cent ans ? Certains nous surpassent en années, d'autres ne sont que passagers – faute de clients, parfois. De temps à autres, il suffit de lever les yeux pour retracer l'histoire.


Et bien souvent, il n'y a aucun lien : la bonneterie laisse sa place à une couscouserie familiale, ou le lavomatic s'incline devant une banque. Et chaque dépôt de bilan enchaîne une série de pronostics (agro-alimentaire ? Compagnie d'assurance ? Librairie d'occasion ?) tous plus ou moins improbables.

Alors, en passant devant cette boutique à l'abandon de la rue des M., je me surprends à schématiser un endroit à moi, pour moi.

J'imagine une brasserie – sentant le vieux et le renfermé – dans la veine des pubs anglais, remplie de fauteuils en cuir éventrés. A l'étage trônerait un billard en fin de vie (tapis zébré de coups manqués, deux ou trois boules manquantes). Une petite terrasse, jardin minimaliste, exposerait ses quelques tables bancales, en bois d'acajou un peu patiné. La carte y serait simple : les fish and chips et les crêpes au miel règneraient en maîtres absolus. Il y fera toujours bon vivre, et surtout en hiver, grâce à la cheminée en face du bar dans laquelle crépitera un feu imperturbable – on y déposera pas loin nos chaussures trempées par la neige de janvier.
Les cendriers et les ventres seront pleins à craquer.
Une bibliothèque longera tout le côté droit : des pages s'échapperont de quelques ouvrages trop anciens et l'on passera trop de temps debout à parcourir l'étalage au complet, puisque le gérant – feignasse notoire – se refusera à un ordre quelconque (chronologique, alphabétique ou autre).
Un jukebox qui ne marche qu'en francs fera sa loi : à la fin, on ne remarquera même plus que c'est toujours la même chanson de Michel Berger qui repasse en boucle, inlassable. Ce ne sera qu'un fond sonore aux derniers ragots, aux longues discussions sur le temps qu'il fait ou aux concerts à venir.



Quelques jours plus tard, j'emprunte de nouveau la rue des M. En fin de compte, c'est un énième salon de coiffure qui s'installe.
J'aurais du m'y prendre plus tôt, je bougonne en continuant mon chemin.







19/07/2012

Où la vie se contemple tout est submergé





(J'ai écrit beaucoup, mais j'en ai dit si peu encore.)

La cartouche de cigarettes que j'ai acheté à Oman se vide peu à peu. Les jours passent, ils s'égrainent en entraînant dans leurs sillons mes derniers souvenirs népalais. J'ai le cœur qui se serre, le ventre qui se noue. Parties, les montagnes, j'ai retrouvé des rues régulières, des gens gris et taciturnes. Les Namaste ! si chaleureux ne résonnent plus à mes oreilles, c'est tout juste si l'on me marmonne un bonjour en passant...

Un mois plus tôt, j'étais sur le toit du monde et je nouais des étoles de soie aux drapeaux de Thorong Pass – on m'avait dit que le vent qui y claquait exauçait tous nos vœux.
J'ai vu des hommes, des femmes et des enfants marcher pieds nus sous soixante-dix neufs fontaines sacrées et remplir leur bouteille de Sprite à la bouche des sources.
J'ai vu des corps réduits en cendres. J'avais les yeux plein de fumée de bois de santal et des enfants nageait dans l'eau noire. Les mendiants sacrés étaient presque nus, le nez et les cheveux blancs, le visage rouge sous la poudre, comme des clowns en négatif.
J'ai appris qu'on ne devait tourner autour d'un temple bouddhiste que dans le sens des aiguilles d'une montre. Toute une foule qui marche dans le même sens – la vague humaine aux mille bouches pour une seule prière.
J'ai lu des livres d'or à la sortie des monastères, vu des signatures de français, de canadiens, d'américains... Je me disais que c'était étrange, quelque part, de se dire que je ne connaissais pas ces gens là, mais qu'à un moment de leur vie et de la mienne, on s'était retrouvé au même endroit, on avait partagé les mêmes pas et la même ombre.
J'ai rencontré une famille indienne qui m'a tout de suite prise sous son aile, m'offrant des gâteaux secs et me prenant en photo, avant de me saluer, mains jointes et noires de henné, et de partir d'un pas habitué sous une mousson parfaite.
Je suis entrée dans des temples après m'être déchaussée – collections de sandales et au milieu, cherchez l'intrus, une paire de Converse salie par la boue des rues – et des grains de riz des offrandes restaient – rien à faire – collés sous mes chaussettes.
J'ai vu des enfants aux joues cramoisies de soleil courir après nous pour nous quémander des sucreries ou des jouets. Il ne me reste d'eux que de grands yeux curieux qui me scrutent à travers le voile de mes polaroids.
J'ai regardé mon guide mélanger son riz et ses lentilles pour manger son dalbat avec ses doigts. (J'avais l'air de quoi, moi, avec mon Baccide?)

-----retour à Kathmandou (et à la civilisation), le 23 juin, sur le vif :

C'est comme si la ville entière me criait « Welcome back ! »
Le linge pendu aux balcons et les drapeaux à prières sur les terrasses claquent au vent comme pour me saluer en passant
Les odeurs d'encens dans les rues me reviennent au nez et en mémoire comme de vieux copains qui se blottissent dans mes bras après des semaines d'absence
Même les étoiles clignotent un peu,dans l'air doux de la nuit qui tombe, en un clin-d’œil géant
Même les chiens errants crient mon nom parmi les éternels klaxons
« Welcome back ! » « Welcome back ! »


Valises agencées dans le ventre vorace de la voiture de notre agence. Départ, le grand départ :

Mon père me dit « alors, tu ne verses pas une petite larme? »
J'esquisse un sourire. Je n'ai jamais autant lutté pour garder les yeux au sec.
Par la vitre, un monde s'entête à fondre et à m'oublier.

(Sur ma carte de trekking, j'ai tracé des croix pour bien visualiser mon parcours. C'est bête à dire, mais il a la forme d'un cœur.)
Aujourd'hui, j'ai une tête de Buddha autour du cou, un cd de prières tibétaines dans mon lecteur, je fais brûler de l'encens de bois de santal et je bois même du thé au lait : rien n'y fait. On ne peut pas ramener tout un pays avec soi dans sa valise. J'ai laissé à l'aéroport :
deux kilos et un teint d'albâtre,
les Ganesh miniatures qui pendouillent aux rétroviseurs des chauffeurs de taxi,
l'odeur des livres d'occasions de la librairie à côté du guest house,
le goût de la bière locale,
les couleurs des montagnes au Mustang, qui rappellent le Far West où je ne suis jamais allée,
les yeux de mon père qui se plissent quand il prend une photo,
les muscles qui tirent dans les montées,
les orteils qui se plient dans les descentes,
les champs de cannabis à perte de vue,
la crème solaire qui n'a servi à rien,
les caravanes de mules, clochettes au cou, qu'on entend arriver,
la TAILLE des moustiques,
et bien plus que je n'en saurais dire encore.

Et moi qui ne fais jamais de sport, je m'attendais à quelque chose de plus extrême. Mais c'est comme si mes pieds, d'habitude si gauches et si lourdauds, savaient cette fois exactement comment s'y prendre. Comme s'ils savaient à quoi s'attendre... Ils étaient bien les seuls.
Et pourtant, je pensais être assez informée. La bibliothèque de la maison regorge de livres sur le sujet, les bambous poussent à foison chez moi, et je me rappellerai toujours de la musique traditionnelle que l'on écoutait dans la voiture, vitres ouvertes, à toute allure.
Rien au monde n'aurait pu prévoir ça.

Quand on me dit "alors, le Népal ? Comment c'était ?", je ne sais jamais quoi dire. Je ne sais pas mesurer. Alors je réponds, l'air embarrassé "c'est dépaysant" et je me lève pour aller commander une autre bière au bar.
"C'est dépaysant"...C'est facile, passe-partout, c'est vrai, mais terriblement réducteur.

(Je n'ai pas besoin d'en parler avec lui. Je n'ai qu'un mot à dire, et il comprend.)




Une dizaine d'années auparavant, une étrange tradition familiale vit le jour.
Mon père décida d’inviter chacune de ses filles, l'année de ses vingt ans, à parcourir avec lui ce petit bout de terre, ce pays minuscule pris en sandwich entre deux géants.
Je suis la petite dernière et le cycle s'achève.

Quand je raconte cette anecdote, on me dit que cela ferait un bon sujet de livre... Ils ne croient pas si bien dire ; je ne fais qu'écrire depuis mon retour.