15/07/2010

Répétitions, tout près du sommeil exigeant


(C'est toi c'est moi nous sommes doubles dans nos songes)

Dehors, le jour ferme les yeux, bleu encre. Les pales du ventilateur tournent en bourdonnant au bout du lit. Je pose ma tête sur l'oreiller, je cherche le sommeil - il se cache, le salaud. Il me surveille toute la journée, et quand le soleil se couche, il file à l'anglaise... Alors je pense. Je refais ma journée. Et puis je ne pense qu'à une chose, à cette femme là, dans la salle d'attente du docteur. Elle n'était pas si belle, pourtant. Elle avait les yeux trop écartés, d'une couleur trop foncée, qui contrastait avec ses cheveux clairs. Elle portait un t-shirt trop ample, sur un short trop court, des sandales qui découvrait des orteils dont les ongles étaient vernis d'une couleur trop criarde. Elle lisait le Vogue américain du mois de septembre dernier, en mâchant bruyamment un chewing-gum avec lequel elle faisait régulièrement de grosses bulles bleu turquoise. Elle était sur une chaise orange, bancale, devant la grande baie vitrée. La lumière devait se réfléchir sur les pages de son magazine, parce qu'elle plissait les yeux, éblouie. Le soleil entourait sa tête d'une auréole, son corps d'une aura presque surnaturelle. Je l'avais fixée intensément, cette caricature, cette fille étrange et translucide. J'étais tellement concentrée que je n'avais pas entendu la porte s'ouvrir et le docteur dire : « Danielle ? ». Alors la femme se leva, me dépassa sans un regard et serra la main du médecin avec un sourire feint, artificiel.

Une heure plus tard, je sortis du cabinet après une courte auscultation, les jambes engourdies. Je passai devant le parc pour enfants et là sur la balançoire oscillait Danielle. Elle regardait ses pieds bringuebaler, indifférente. De là où j'étais, je pouvais voir ses épaules bouger imperceptiblement, secouées par des sanglots. Elle releva la tête vers moi, et je vis deux larmes couler de ses grands yeux noirs. Son regard était affolé, terrorisé. Je n'avais jamais vu tant de détresse dans un visage auparavant aussi serein, aussi insouciant. Je ne me rendis compte qu'au bout de longues secondes que Danielle me fixait. Je repris ma route, abasourdie. Je sentais son regard brûlant sur mes omoplates.

Et là, allongée sur mon matelas, je n'étais pas plus avancée. Sur le dos, je scrutais le plafond de briques rouges. Je me posai la question, encore et encore.
« Mais que lui avait annoncé le médecin ? »



08/07/2010

Le temps déborde



Clémentine avait toujours le chic pour disparaître. Une fois, à l'occasion d'une partie de cache-cache, on l'avait cherché pendant cinq heures. On l'avait finalement retrouvé dans un vieux placard dans la cave, recroquevillée tout au fond, endormie. On l'avait mise au lit avec une tasse de verveine sans se poser plus de questions.
Mais aujourd'hui, Clém avait dix-sept ans et continuait son petit jeu. Joël avait fini par découvrir toutes ses cachettes, ses terriers, ses cocons; mais de temps en temps, elle disparaissait pendant quelques heures, et Joël l'attendait dans sa chambre, feuilletait les albums de sa bibliothèque ou dépoussiérait ses vinyles. Il avait fini par l'attraper, cette petite sauvage, il avait réussi à l'apprivoiser. Ou du moins, c'était ce qu'il croyait.
Lundi dernier, Joël n'eut pas son message matinal, et il eut soudain une mauvaise impression, l'intuition qu'il était arrivé quelque chose de grave à Clém. Alors, il fit le tour de Montmartre, du Marais, de tous les cafés préférés de Clém, du Jardin du Luxembourg. Il commençait à désespérer, et puis au loin, sur le pont Mirabeau, il vit une silhouette, une petite ombre rousse qui ondulait sous le soleil.
Elle était là, Clem, la tête entre les mains, les yeux fixés sur les reflets argentés de la Seine monstrueuse. Joël l'embrassa dans les cheveux, tout doucement. Clémentine ne disait rien. Et puis, elle commença à réciter le Pont Mirabeau, d'Apollinaire. Joël retenait son souffle. Quand Clém déclamait des vers, c'était mauvais signe, elle n'était d'humeur lyrique que quand elle était au trente-sixième dessous.

« Passent les jours et passent les semaines/Ni le temps passé, ni les amours reviennent/Sous le pont Mirabeau coule la Seine »

Quelques minutes interminables passèrent. Devant Joël, Clémentine commençait à respirer avec difficulté, oppressée. Il voulait lui dire « hé Mandarine, qu'est ce qu'il se passe ? » comme il le faisait toujours pour la faire rire. Mais quelque chose flottait dans l'air, et ce quelque chose ne lui inspirait rien de bon.
Elle leva les yeux vers Joël. Les belles planètes bleues étaient embuées de larmes. La bouche de Clém se tordait en une grimace douloureuse, les commissures quasi retournées, comme une parenthèse de peau rosie par le soleil brûlant.



« Mon père est mort... »


Clémentine tomba dans les bras ballants de Joël, pleurant à chaudes larmes, tenant à peine debout. La Seine allait plus vite, le soleil chauffait plus fort; et pourtant rien n'avait changé, tout reprenait son cours. Comme si de rien n'était...




Vienne la nuit, sonne l'heure. Les jours s'en vont, Clém demeure.





03/07/2010

Vivre ici


Ma chambre sentait le dernier bâtonnet d'encens que j'avais brûlé. Il s'appelait "Nature après la pluie" ou un nom déliro-bio dans ce goût là. Je l'attendais, la pluie, justement. J'attendais qu'elle tombe, pas forcément en trombe, je voulais simplement la voir lécher les pavés sous ma fenêtre dans un petit nuage blanc de poussière et de vapeur, presque imperceptible. Dieu sait que Nancy est une des villes les plus pluvieuses de France, et qu'une quasi canicule ne pourrait rien y faire. Miss Météo sur France2 l'a dit, clairement, dans le cadre de ma petite télé jaune : la Lorraine est en zone orange, des orages ne vont pas tarder à éclater. Alors j'ai attendu, j'ai scruté le ciel d'un bleu imperturbable, regardant les gens passer d'un œil placide. J'ai fait tourner mes trente-trois tours, une fois, deux fois, trente-trois fois; stagné devant le ventilateur les yeux à demi-clos, lézardant sur ma terrasse, mais rien à faire. Le déluge m'a boudé, la tempête a fait la tête.
Alors pour passer le temps, j'ai lu le journal. Puis j'ai ouvert les portes de mon armoire, tentant de mettre de l'ordre. Mais le coeur n'y était pas, et je tendais l'oreille pour vérifier si les gouttes ne s'abattaient pas déjà sur les vitres, si elles n'étaient pas déjà en train de tambouriner mes tuiles comme elles le faisaient toujours (mais en ne faisant jamais la même musique), si les torrents d'eau ne coulaient pas déjà sur les pavés et dans les caniveaux. J'imaginais les longues bandes liquides glisser le long de ma rue comme si elles nettoyaient l'asphalte, comme si elles désinfectaient le ciment, pansaient les plaies de la pierre. Les passants seraient en train de courir. Des femmes couvriraient des mains leurs cheveux avec un petit cri strident, des hommes ouvriraient de grands parapluies noirs, sobres mais chics; et des enfants sauteraient dans les flaques d'eau grise à proximité de leurs petits pieds blancs. Le faubourg s'agiterait, reprendrait vie comme après une longue sécheresse...
Je me contentai de fermer les portes de l'armoire. La chaleur ne reculait pas. Le thermomètre indiquait 35°C à l'ombre. Dans un soupir déçu, j'ouvris la porte du réfrigérateur et pris la bouteille de thé glacé.
Il faudrait attendre encore longtemps avant la mousson.