25/08/2010

Un vivant parle pour les morts


(Je n'ai de sens que par complète absence)




Quand je suis rentrée et que mes yeux sont tombés sur la machine à écrire, mon cœur a fait un bond. Je me suis dit "non Annabelle, tu écriras demain", mais une voix, plus forte celle-là, me disait "si tu n'écris pas tout de suite, tu ne retrouveras jamais ce que tu ressens maintenant". Alors je suis là, je tape sans but précis sur les touches du clavier, mes doigts valsent d'un bout à l'autre pour former des phrases qui ne veulent peut être plus rien dire. Déjà. La magie est retombée. Je l'ai retenue du bout des doigts, mais elle a déserté le bout de ma langue pour se jeter dans le vide. Comme d'habitude.
Je les ai quitté, je suis allée aux toilettes. La porte était couverte de dessins obscènes et de dédicaces sordides, mais je n'y ai pas prêté attention. Avant d'ouvrir la porte, j'ai retiré ma bague de mon annulaire et l'ai mise dans ma poche; j'ai savonné et rincé mes mains sèches, fatiguées. Je les ai rejointes, j'ai parlé de télé-réalité avec Rébecca, de littérature avec Anne et d'amour avec Agathe. J'ai versé quelques larmes, sans doute. La vodka, sûrement.
On a parlé de voyages, de Berlin, de Londres, de Madrid et de Paris. Nancy semblait bien fade à côté, et pourtant... Pourtant je ne veux pas partir, j'ai les racines qui stagnent. Agathe m'a regardé, avec ses grands yeux noirs, et j'avais peur. Elle savait, elle. Que ce n'était pas une question de racines.
Quand je suis rentrée, je suis allée voir ma mère. Elle lisait, sûrement un livre emprunté le jour même à la bibliothèque. Le réveil sur la table de nuit en bambou indiquait 01:38. J'ai commencé à lui parler et elle m'a lancé au visage, acerbe : « tu sens l'alcool ». Et cette phrase, pourtant si anodine, m'a faite mal au cœur, comme si elle m'agressait ou me repoussait. Une nouvelle distance, un nouveau reproche ?
Je me suis démaquillée. Sur le coton, j'ai vu un peu de noir et beaucoup de brun. Et le bleu du démaquillant, du bleu comme des yeux bleus.

Quand j'ai enlevé mon pantalon, il y avait un poids dans une poche, une petite bosse. C'était ma bague. J'ai fondu en larmes.



J'ai dit toujours, t'as dit jamais
A jamais et pour toujours







20/08/2010

Ma morte vivante


(J'étais si près de toi que j'ai froid près des autres)



Le problème avec Jane, c'est qu'elle n'aime rien, sauf les livres. Pire, elle couche littéralement avec. Comme elle n'a pas de table de nuit, elle pose son amant du moment sur l'oreiller, lui met un marque-page dans le bec et éteint la lumière. Son lit sent toujours l'imprimerie et la poussière. Pas d'after shave, pas d'eau de Cologne. Avec les mâles, elle a du mal. Un livre, c'est asexué, qu'elle sache ? Il lui ouvre ses pages et elle se blottit dans ses bras. Sa bibliothèque est son harem. Les livres ne mentent et ne volent pas, ne sont pas infidèles; mais ils ne vous offrent pas de petits cadeaux, ne vous embrassent pas sur la racine des cheveux pour vous endormir, ne vous font pas rire pour de vrai. Réveille toi, Jane, réveille toi. Mais rien à faire, une nouvelle romance a commencé, une romance de roman. Et puis, après tout, c'est du pareil au même. Le roman raconte une histoire, l'amour rend aveugle : dans les deux cas, vous n'êtes plus le même, vous vous adaptez; ce n'est qu'une affaire de crédules. On tombe sur un bon roman, on tombe amoureuse. Un baiser, une page. C'est ça, Jane, ce que tu ressens ?


Jane me regarda d'un regard placide et continua sa lecture, sans plus un regard pour moi. Autant dire que j'avais soliloqué pour rien.

Son nouvel émoi était vert et blanc, plutôt large. Ses doigts aux ongles rongés étaient crispés sur la peau craquelée, comme s'ils tentaient, impuissants, de la repousser. Ses grands yeux verts injectés de sang sautaient de mot en mot, de plus en plus vite, de plus en plus fort.

Elle lisait le monde selon Garp, d'Irving.




16/08/2010

Grain de sable de mon salut


(texte inspiré par le dernier navet avec Jennifer Aniston, Coup de Foudre à Seattle)



C'était il y a des années, maintenant. Et pourtant il me semble que c'était hier. L'accident, je veux dire. C'est étrange, avant celui-là je n'avais jamais eu d'accident, même pas un doigt cassé; et après je suis devenu tellement prudent qu'un nouveau drame n'aurait pas été le simple fruit du hasard ou de la malchance, mais bel un bien celui d'une pure et simple malédiction.
C'était un vendredi. Je m'en souviens parce que le vendredi soir j'emmenais toujours Eleanor au cinéma ou au restaurant, parfois même au cinéma puis au restaurant. On discutait des décors, des détails et du jeu des acteurs en sirotant du bon vin rouge, dans un restaurant français ou italien. C'était notre rituel. J'y pensais dès le samedi matin et pendant toute la semaine, jusqu'au vendredi suivant.
Ellie n'était pas très féminine. Quand je l'avais rencontrée, elle portait un pantalon large et un pull informe, et elle m'avait intrigué au premier coup d'œil. Lors de notre première nuit, j'ai su que j'étais tombée amoureux d'elle : c'était une sorcière, une magicienne. Le jour, elle cachait sous le tissu de ses vêtements le tissu de sa peau, une peau de pêche, et brillante, et satinée. Le soir, elle enlevait un à un ses pétales, comme si j'avais soufflé sur un pissenlit pour le dévêtir de ses aigrettes.
Elle n'était donc pas très féminine, mais le vendredi soir elle sortait une belle robe rouge, une des seules dans sa petite armoire. Elle partait du principe que je la préférais ainsi, engoncée gauchement dans cette robe pivoine, trop grande pour elle. Le fait est, je m'en foutais : j'étais dingue d'elle. Et à chaque fois, pendant le film, je me retenais de ne pas faire valser cette foutue robe par dessus sa tête.
Ce vendredi là, il faisait froid et sombre, on était en janvier et des congères de neige s'épaississaient de chaque côté de la route. On entendait des chouettes hululer dans la cime des arbres. Dans la voiture, Ellie et moi parlions vivement, elle enjouée et les joues cramoisies par le froid; moi grognon, guettant un mal de gorge qui ne voulait pas s'imposer. Entre nos bouches s'épanouissait de larges et lourdes volutes de buée blanche, évanescente. Je crois me rappeler qu'on se disputait gentiment à propos de la couleur de la kitchenette, qu'elle voyait jaune et moi bleue. Elle insistait, disait que le jaune était tendance cette année et que c'était une couleur passe-partout; je ripostais qu'en temps que décorateur d'intérieur j'en savais un peu plus qu'elle sur la matière.

Et là, inexplicablement, elle a crié. Pendant une fraction de seconde, j'avais froncé les sourcils, que se passe t-il ? Et puis, Ellie a hurlé : « Davy ! » et j'ai tourné le regard sur la route. Là, à moins de vingt mètres du pare-choc - je n'ai jamais été doué pour évaluer les distances - se tenait un cerf, impassible, la tête tournée de côté, les yeux grand ouverts, éclairés par l'acuité lumineuse des phares. La parfaite caricature du petit cerf inoffensif happé par les lumières des phares, en fin de compte. La fraction de seconde suivante, j'ai pensé à ce que dirait Ellie dans d'autres circonstances : « oh qu'il est mignon ce cerf ! », aurait-elle dit d'une petite voix suraigüe, avec ses grands yeux noisette écarquillés. Et puis, elle aurait tout fait pour le ramener discrètement à l'appartement, comme la dernière fois avec l'écureuil qu'elle avait déniché dans le parc.
Penser à une telle chose m'a décroché un sourire, mais ce n'était pas drôle, ça n'avait pas le temps de l'être. Impulsivement, j'ai tourné le volant, ce qui m'a coupé le souffle en moins d'une seconde. Tout s'est passé très vite. Tellement, tellement vite.
Ellie a crié, et moi je ne pouvais pas, je sentais le cri enfler dans ma gorge mais je n'arrivais pas à déserrer les lèvres. Ellie a crié et elle m'a paru hurler pendant des heures, mais ça n'a duré que très peu de temps, en fait le cri a cessé quand la voiture s'est enroulée autour d'un poteau et que j'ai senti le pare-brise éclater et le sang couler sur mon visage. J'ai ouvert les yeux très vite, trop vite. J'aurais du les garder plus longtemps clos, et peut-être ne plus jamais les ouvrir à nouveau.

Mon nez saignait et il était sûrement cassé. En tournant ma tête vers Ellie, des os ont craqué dans mon cou mais je n'y ai pas prêté attention. Ses yeux me fixaient. Ceux d'Ellie. Des yeux vides, des yeux morts. Je haletais comme un chien essoufflé. Je suis sorti de la voiture, j'ai appelé les secours sur mon portable aux touches défoncées. Je ne pouvais pas penser, me dire qu'Ellie était partie, qu'elle était morte. Elle a du prendre un coup, les secours vont arriver, ils vont nous aider, tout ira bien. Je m'efforçais de garder espoir. Puis j'ai entendu un bruit près de la bordure de la route, et j'ai enfin levé les yeux. C'était le cerf, ce connard de cerf. Il me regardait de ses grands yeux et je crus déceler dans son regard quelque chose, quelque chose dont j'étais incapable de définir la nature.

Les secours sont arrivés et nous ont amené à l'hôpital. Sur mon lit, j'ai repensé au cerf. Au bout du deuxième jour, j'ai trouvé : c'était un regard accusateur, des yeux remplis de mort, au ras bord.
Quand le médecin est venu avec la nouvelle peinte sur le visage, j'ai su que j'avais vu juste.

Les funérailles étaient simples. Pas de fioritures, comme Ellie. Toutes les nuits, je rêve du cerf qui me répète tu es un assassin, Davy, un assassin; et je me dis qu'il a peut être raison.
Et je me lève, incapable de me rendormir. Je me fais une tasse de thé. Je regarde les photos encadrées dans le salon, sur la commode en bois. La maison est vide. Je suis tout seul, et j'attends que l'eau daigne bouillir. Mais j'attends patiemment. Après tout, ce n'est qu'une énième tasse de thé au milieu de la nuit, tout seul, debout dans la cuisine. Dans la cuisine jaune.








04/08/2010

Puisqu'il n'est plus question de force

Little miss Sunshine



Le corps de bois s'est fendu
Sous les cils insistants
Bruit d'une chute, jusqu'au bleu
L'eau des yeux, l'éclat des crocs

Nous étions seuls
Dans la boîte
Cadenassés, au petit jour
Mortels à jamais
Et jusqu'au lendemain

Le cœur et le flacon
La plaie est close
Mais pour combien de temps encore ?



01/08/2010

Grandeur d'hier et d'aujourd'hui




J’ai toujours adoré les départs en vacances. Mon père et sa marinière, en tête de cortège dans le carosse bleu marine, ma mère qui parle au GPS comme s’il s’agissait d’une vieille copine. Et puis moi, sur la banquette arrière, les pieds nus, posés avec désinvolture sur la pile de bouquins de vacances, ceux qu’on a emprunté à la bibliothèque, la veille du départ. On traverse des étendues vertes et jaunes, des champs de blé, des armées de tournesol, au garde-à-vous vers le soleil. Parfois, une vieille chanson passe à la radio, quand on n’écoute pas les infos ; mes parents chantent en soupirant, la voix pleine de nostalgie, parfois ma mère se vante, lyrique « j’ai emballé sur ce slow » ; et on rit, les pneus tremblent et la pluie tombe. Les essuie-glace font des ola, la route s’étale sous le métal ; ah les routes de montagnes, et les virages ! Plus que des virages, des boyaux, des intestins de ciment. Au détour des vallées se dressent de temps à autres des auberges et des pistes de ski. L’estomac fragile, je baisse la vitre embuée, il fait quatre degrés dehors ; je me ravise. C’est quoi là-bas, derrière les montagnes ? J’ai confondu les nuages et la brume.

Je regarde les mains de mon père tapoter le volant : son alliance brille sur ses doigts aux ongles courts. J’ai dans le cœur un album photo, et sur le visage un sourire tatoué, comme indélibile.


(Derrière lui la ruine et la nuit s'effacent)