30/12/2010

Nous deux





Parfois, le matin, alors qu'elle était absorbée par quelque tâche solitaire, tout occupée à cueillir des champignons ou des framboises, ou à coudre, ou à lire un livre de philosophie qui l'ennuyait, mais il fallait se cultiver pour lui, ou à lire avec honte et intérêt le courrier du cœur ou l'horoscope d'un hebdomadaire féminin, elle s'entendait tout à coup murmurer tendrement deux mots, sans l'avoir voulu, sans avoir pensé à lui. Mon amour, s'entendait-elle murmurer. Vous voyez, mon chéri, disait-elle alors à l'absent, vous voyez, même quand je ne pense pas à vous, en moi ça pense à vous.




A.Cohen,

Belle du Seigneur




14/12/2010

Il faut bien y croire


« Tu sais, des fois quand tu ris, on dirait que tu pleures »

Camille sourit, il l'a dit comme ça, d'un air désinvolte, sans but précis. Lola ne sait pas trop comment réagir: son rire s'arrête net; son sourire pend, hésitant. Mince alors, il a tout deviné, pesta intérieurement Lola. Je suis si transparente que ça ? C'est vrai que ça ne va pas, en ce moment, et surtout avec George. Il est distant. Et même quand il est là, près de Lola, il est absent, il ne dit rien. On dirait un pantin. Un épouvantail avec un faux cœur, un cœur qui bat à contretemps.

Camille et Lola se sont rencontrés l'année dernière. Elle s'en souvient comme si c'était hier, c'était le jour de la rentrée: Camille avait bousculé Lola dans un couloir de la fac, s'était excusé puis présenté; et depuis ça, ils étaient inséparables.
Il lui disait des jolies choses, elle le faisait rire. Il avait la peau douce et il sentait la menthe poivrée. Ses mains étaient chaudes comme un pain qui sort du four, mais son rire lui glaçait le cœur. Un coup chaud, un coup froid. Parfois, elle avait juste envie qu'il se taise; le reste du temps, ne pas le voir ni l'entendre faisait trop mal à Lola. Elle voulait le secouer par les épaules, lui dire d'arrêter d'être aussi bon et beau, d'être aussi instable et sauvage. De toute façon, il ne l'aurait pas prise au sérieux. Il ne la prend jamais au sérieux. Très vite, elle avait commencé à trembler, à penser à lui tout le temps, pour une chanson, pour une odeur, pour une phrase qu'elle avait lue quelque part. Et quand elle s'en rendait compte, elle s'en voulait terriblement. Elle était d'un irrespect ! A se cogner contre les murs. Qu'elle pouvait se détester dans ces moments là. Penser à lui, alors que George est là, tout contre elle! si près qu'il pourrait l'entendre aimer un autre garçon que lui...


« Ça ne se voit pas trop, j'espère ? Vu de l'extérieur, je veux dire... »
« Non ne t'inquiète pas, je suis le seul »

Camille, le seul à pouvoir lire en Lola comme en un livre ouvert... Ils continuent à parler, à rire. Le tramway arrive en glissant le long du trottoir. Il est l'heure, l'heure des adieux. Lola soupire tout bas en pensant à la nuit qui l'attend. Camille prend la main de Lola, la serre tout doucement, et ses yeux sont drôlement las. Lola monte dans le tramway, un peu abrutie. Ils se suivent du regard tandis que le tram redémarre.
Mais George se tient derrière Lola, il voulait lui faire la surprise et l'attendre à la station. Il a tout vu sans comprendre. Au bout de quelques minutes, Lola fait volte-face et le regarde : des larmes ruissellent sur ses joues rougies et son maquillage a un peu coulé. Et mince.

Il sait.


(Du monde où nous rêvons de faire place aux autres)

10/12/2010

Et un sourire



(Il y a toujours un rêve qui veille)


Sophie a encore fumé. Elle a les pupilles toutes dilatées. Elles dévorent la pièce, on ne voit que ça.
Tout à l'heure, elle était accroupie dans sa salle de bains, sur le carrelage en camaïeu de bleu, et s'était juré que c'était la dernière fois. La dernière fois qu'elle fumait ? Ou la dernière fois qu'elle pensait à Paul ? Elle regardait les volutes s'élever et lécher le plafond. Ça la faisait penser à lui, encore. Et elle se surprenait à penser à lui rien qu'en regardant ça. De la fumée. C'est quoi le putain de rapport ? Ah oui. Paul est évanescent. Il est là quand il veut, un jour sur deux, quand ça lui prend, quand il a envie qu'on lui dise des jolies choses. Et elle est là, elle attend. Elle l'attend. Les malheurs de Sophie, tu parles.

Alors elle se ressaisit et tenta de penser à autre chose. Elle regarda droit devant elle. Sous le lavabo, il régnait un joyeux désordre. Une vieille boîte à gâteaux bretons, une bougie, un fer à boucler, des médicaments. Elle voyait son reflet dans les tuyaux. Une tête énorme avec un corps minuscule. « Bienvenue dans le monde de Sophie » siffla t-elle entre ses dents. La gorge pleine de fumée, elle se résolut à lire le mode d'emploi d'un shampooing qui traînait. Pour cheveux ternes et plats, Cien haircare, aux acides de fruits. Bingo, elle n'a pas pensé à Paul pendant l'espace d'une minute. Elle aurait du lire moins vite.

Elle se disait qu'elle avait envie de pleurer, juste comme ça. Mais elle n'a jamais réussi à pleurer en fumant. Dieu sait pourquoi. Et puis, elle n'avait pas envie que la soirée se termine, d'aller au lit seule et dans ses draps froids. Pas envie de dormir. Plus jamais, plus jamais dormir. Jamais dormir sans lui.

Il fallait relativiser : c'était son anniversaire. Sors toi de là, Soph. C'est pas tous les jours qu'on a dix-neuf ans. Alors elle est sortie, la porte a grincé derrière elle. Avec elle, le cendrier.

Et un sourire.



Une livre de chair




(Le jour est sans tache et la nuit est pure)

Pour mon anniversaire, ma mère m'a offert une montre à gousset, elle sait que j'aime bien les antiquités. C'est un mécanisme squelette, on voit tous les rouages tourner et les clefs bouger. L'aiguille des secondes ne saute pas par saccades, elle glisse sur le cadran, comme libre. Je l'ai porté à mon oreille. J'ai toujours détesté le tic tac des montres. Mais son tic tac à elle, il est magique, léger et fluide... J'ai déjà du réajuster l'heure plusieurs fois. Le mécanisme est fragile. Sur le mode d'emploi, c'est marqué qu'il ne faut pas tourner trop fort et le moins possible.

Vieille, transparente et sensitive. Cherchez pas. La montre à gousset, c'est moi.



01/12/2010

Vivante et morte séparée



(Pareille à un verre d'eau qui sera toujours bu)


« Comment tu fais pour tenir le coup ? », tu m'avais demandé ça une fois. Sur le coup, je ne savais pas trop quoi répondre - à vrai dire je n'étais même pas consciente que j'arrivais à tenir, j'étais là, c'est tout. D'abord, j'ai pensé que j'avais tout simplement réussi à être un peu plus courageuse. Mais finalement ce n'était pas une question de bravoure, quand j'y pense. Je me suis laissée marcher dessus, je me suis allongée sur le carrelage de la salle de bains, des quintaux de mouchoirs dans chaque poing, et j'ai laissé passer le temps. J'ai regardé sans les voir les petits grains de sable tomber les uns sur les autres dans le sablier. J'ai vu que je vieillissais quand les feuilles ont commencé à rougir, et que les arbres étaient nus. Dans ma chambre ça sentait le sucre. Toute ma maison sentait le sucre. Aujourd'hui encore ça m'abrutit, ça me grise. Mais je sais maintenant, ce que je faisais pour tenir le coup. Je pensais à toutes ces petites choses, tous ces petits riens. Tellement minuscules qu'auparavant ils se glissaient pour ne pas se faire voir, pour ne pas se faire sentir. Surprendre un beau garçon qui vous regarde subrepticement; boire un chocolat chaud avec des amis, ou un thé brûlant en lisant un bon livre; se rouler dans l'herbe; manger quelque chose de trop gras ou de trop épicé mais l'avoir dégusté, en avoir senti tous les arômes et les secrets; lire une belle lettre d'amour (et même de non-amour); pleurer devant un navet américain; pleurer devant un oignon qu'on épluche; pleurer des larmes de joie saveur eau de mer; sortir du coiffeur avec un sourire grand format; ouvrir un gros cadeau bien emballé le jour de son anniversaire, renoncer à le faire correctement et tout déchirer (et souffler sur les bougies aussi, ça sent bon); réussir à faire un trait d'eye-liner impeccable; aller à la cave chercher du vin blanc et rester un peu plus longtemps pour sentir le linge propre qui sort de la machine; s'offrir un nouveau sac et s'en vouloir parce que le placard en déborde déjà; s'acheter un vinyle et assister à la cérémonie du tourne-disques, le trente-trois tours qui danse collé serré contre le diamant qui siffle en réponse (salut poupée, tu chantes bien); faire l'amour à un garçon qui sent bon le sable chaud, comme dans la chanson; regarder ses sœurs et être heureuse de réaliser qu'on leur ressemble; aimer quelqu'un; détester quelqu'un d'autre et aimer ça.

Et se sentir aimée, soutenue, comme toi qui t'inquiète, là. J'aime bien ta tête quand t'es triste, c'est humain ?