23/03/2012

Souvenirs de la maison des fous





(Inspiré par L'attrape-cœur côté forme et Maintenant qu'il fait tout le temps nuit sur toi côté fond)


MARS
Et moi j'étais là, devant elle, bouche à demi-ouverte, les yeux immobiles et lisses comme du papier glacé. « La chimio n'a pas marché », qu'elle disait. Ca résonnait en moi, encore et encore, inlassablement, comme dans une foutue alcôve.

Je me souvenais de la dernière fois, à l'hôpital et tout. Ca causait de métastases à l'œsophage. Le toubib portait son masque de crétin désolé (un peu fané, patiné, trop usagé), celui qu'il arbore depuis la med school; des lunettes d'écaille, son ombre faite de velours côtelé et de tweed à carreaux. L'air con de ceux qui tuent. Et moi je l'imaginais, le soir-même, rentrer chez lui, se mettre les pieds sous la table. Raconter à sa femme comment s'était passée sa journée, ce qu'il avait mangé au déjeuner (des beans à la tomate et une tarte aux fruits de saison). Peut-être parler de Julie, ma Julie, avec ce même air de con fini peint dans ses yeux : une femme si belle, condamnée; si jeune, à la fleur de l'âge... Tout au plus, quelques minutes de profonde contrition - à quoi ça sert d'être médecin si tu ne peux même plus sauver des vies, hein chérie - et puis, il oublie. Le toubib oublie le sort de Julie. Ne me dites pas le contraire. Il y pense encore, quand ses enfants rentrent de leur putain d'école privée - avec club de lecture et cheerleaders, cinq mille balles par an ? Quand il tire sa femme - une fois tous les trois mois, et encore j'arrondis - et qu'il s'ennuie, tandis que le lit grince sur des ressorts trop vieux ? Quand il va au boulot, qu'il enfile sa blouse blanche - encore plus trompeuse qu'une robe de mariée -, sa montre en quartz (chiffres romains, qu'il ne connaît même pas) au poignet droit - et combien de morts a t-il annoncé après lui avoir jeté un coup-d'œil, un poignet gracile et déjà froid entre deux doigts dégoûtés... ?

AVRIL
A la fin, nous aussi, on a oublié.
On a avalé la nouvelle, comme Julie faisait passer ses gélules avec de l'eau gazeuse (combien elle en prenait, déjà ? Six, sept par jour ?). On a lâché nos angoisses, une à une, comme les cheveux de Julie qui tombaient, un à un (puis par poignées entières) dans le lavabo, sur le lino, dans le lit, dans son assiette. Et tout ça pour rien. « La chimio n'a pas marché. »

MAI
Elle n'aurait certainement pas voulu partir comme ça. Les tuyaux, les machines, et son ombre qui rapetissait - comme mon espoir amenuisé, comme les miettes de son sourire, deux lèvres trop blanches qui s'étirent comme pour vous dire trop tard.

Elle est morte à dix-neuf heures trente. Putain, j'aurais truqué toutes les horloges du monde pour qu'elle reste plus longtemps... !
Et là, on l'enterre, dans une boîte à sa taille, avec d'autres boîtes à côté. Colocation souterraine. Elle n'a jamais aimé mon humour, de toute façon. Mais elle aimait bien les boîtes, Julie, ça oui. Boîtes à thés, boîtes à chaussures, boîtes à boîtes. Elle ressortait tous ses petits trésors de temps en temps, faisait le tri.
Je te pensais pas avoir une boîte à toi aussi, un jour. Du bois, des fleurs, de la terre, et une pierre par-dessus.
Deux années séparées par un tiret, gravées, péremptoires. Comme une preuve. Comme si on pouvait te résumer à des chiffres...

JUIN
Je ne touche pas à ses affaires. Je ne rêve pas d'elle. Mais la moitié du lit est en trop. Son parfum sur l'oreiller ne part pas au lavage.
Et ses boîtes ne prennent jamais la poussière, comme si elle n'était jamais partie.



***


(MARS
Réveil en sursaut. Julie ouvre les yeux, fronce les sourcils. Je fais toujours des rêves étranges quand j'ai mal à la gorge.)





07/03/2012

Je ne suis pas seul


14:26

Mes yeux se posent sur de vieilles tasses à thé entassées amassées depuis je ne sais combien de temps, maigres reliques de faïence
et elles sont là, comme moi, bibelots vides et froids, gorge souillée de sucre - seuil gorgé de poussière mouillée
Et j'ai dans la bouche le goût amer d'aimer, celui d'un rire évaporé (à moitié), désillusion désinfusée - après tout ce temps - et une cuillère d'inox pour mélanger, elle se contente de peindre la fièvre d'une rage qui se mesure en degrés
Mon eau furieuse c'est celle qui bout - les bulles blanches les bulles bleues - à fendre une porcelaine
Elle passe par les trous qu'a fondu la patience vaine
Tu me touches moi l'échaudée et je te brûle
(cloque à percer) puis fin de cloaque, puisqu'il faut bien verser
Le soupir liquide d'un rêve ébouillanté
Les délices d'un orgueil passé et les dégoûts d'une âme blanche qui s'effacent à jamais
(Un enfant mange le calme plat
Et dans mon cœur un cœur qui bat)


Dehors, la pluie dilue ce qu'il reste de moi.






23:23

Encore quelqu'un qui part. Tout le monde part. Pas d'un coup, bien sûr, ce serait trop simple. On part toujours en laissant des traces, des miettes. Un cardigan gris sur le dossier d'une chaise. Un post-it sur une porte. Des petits morceaux de nous, sur place. Au fur et à mesure, la matière friable des souvenirs se fissure et tout tombe dans un bruit mat et sourd. Devient une pâte épaisse dont on couvre les murs. Fait de la place pour de nouvelles tortures. On se contente de peu, ça se mange tout seul. Tout le monde part. Et pourquoi pas, après tout ? L'appel exotique d'une clarté un peu floue, une herbe plus verte ailleurs, le goût sucré d'une existence à jamais neuve et nouvelle. Pour un sable plus fin qui fait sa ronde comme personne, pour un chagrin plus doux quand on vous abandonne, pour un pas en arrière (couard ? sécuritaire ?)... Les secrets d'avant, pliés en quatre, demeurent cois, comme des cache-misère. Une issue quelque part. Et à défaut de chercher ailleurs, on trouvera partout.

(A force, je ne sais plus qui de nous deux est l'absent de l'autre)

Tout le monde part. Ca ne peut pas faire de bien. La seule solution, c'est de partir aussi. Parce que la mauvaise place, c'est celui qui reste.


02/03/2012

Le devoir et l'inquiétude





NANCY 3



PLACE STANISLAS


J'étais debout contre la façade de l'opéra et j'attendais E. Mon attente fut de courte durée : je vis sa silhouette se dégager du brouillard et je reconnus – on ne peut la confondre avec aucune autre – sa démarche chaloupée, une allure de danseuse, sa grâce en mouvement sur les pavés glissants. J'y aurais succombé, à ses pavés, je serais tombée une ou deux fois en l'espace de seulement quelques mètres, avec ma maladresse habituelle.

Pas elle.


Ses joues très douces – rosies par le vent, deux petites boîtes de peau pleine de froid – effleurent les miennes dans un silence qui fait tâche, par rapport au vacarme que crachent les portes d'entrées. Elle agite son parapluie en me racontant sa journée. Je l'écoute, la tête penchée, les cheveux dégoulinant de pluie sous mon béret trempé.

Un jeune blond déchire mon ticket à l'entrée et je monte lentement l'escalier en marbre, un bout de papier dans chaque main, l'air nonchalant et un peu bonhomme : un petit pantin en chiffon chez les grands hommes.

La magie du brouhaha s'opère : l'orchestre se met en branle, tout doucement d'abord, comme s'il avait dormi cent ans, puis de plus en plus fort. Les cuivres parlent aux violons qui répondent aux hautbois et ainsi de suite, c'est sans fin, à la fin. Le chef-d'orchestre s'agite – c'en est même comique, ce petit être de rien du tout qui commande tout un peuple avec un bout de bois.


Et moi, je tourne la tête vers E. jusqu'à ce que le rideau se lève. Les lumières du décor se reflètent dans ses grands yeux verts. Et sa bouche, s'ouvrant et découvrant ses trente-deux airs entêtants, éclipse tous les bruits sous la voûte; tandis que sous mes cuisses, le strapontin gémit faiblement – protestation de l'écho, tristes shhhht aux gradins du dessous.



J'ai fait du lyrique avec un peu de plastique.