28/01/2012

La vie immédiate




NANCY 2



GARE


Je t'aurais raccompagné, tu sais. J'aurais gardé les mains dans les poches pour ne pas être tentée de fourrer mes doigts dans la tienne. Je n'aurais pas insisté pour que tu restes plus longtemps. J'aurais peut-être hésité à entrer; je n'aurais pas voulu voir le numéro orange vif de ton train sur les panneaux des départs, et à l'heure clignotant sans répit comme une paire de gifles sur une joue nue. Je t'aurais peut-être laissé Place Thiers – l'endroit sans doute le plus laid de Nancy – et serré contre moi, nonchalamment et sans aucune chaleur, pour ne pas trahir les révolutions qui s'opéreraient en moi (souffle court, cage thoracique comme rétrécie au lavage, tremblements d'écolière incontrôlés dans les métacarpes et la lèvre inférieure).

Ou bien je t'aurais accompagné au quai numéro un.

Tu trainerais ta petite valise derrière toi, les roues couineraient un peu, oppressées ; tu sifflerais un air impatient, l'air détaché ; je regarderais ma montre pour paraître occupée. Je t'embrasserais les deux joues le souffle coupé, mais je sentirais fatalement ton parfum, mélange de vin, de cigarette et de savon de Marseille. Je simulerais un retard quelconque pour ne pas te voir monter dans la voiture 18. Je ne saurais pas si je suis censée te faire un signe de la main ou partir immédiatement, une fois les portes closes.

Alors je sortirais par les portes automatiques, le vent serait glacial et j'aurais peur de pleurer (par moins dix, les larmes sont des armes blanches : des stalactites d'eau salée collés aux cils). Des hommes d'affaires déjeuneraient au Flo, l'air suffisant et plein d'arrogance. J'aurais la gorge sèche, je fumerais une cigarette devant l'Irlandais – avant de me rappeler que tu m'y avais emmené un jour, j'avais bu un thé glacé, et toi un Expresso. Peut-être que j'aurais envie d'un café, à ce moment là. J'irais aux machines de la gare, boire un pseudo crème à l'aspect peu engageant, avec beaucoup trop de mousse et pas assez de sucre. On me demandera sans doute de la monnaie, je bafouillerais sans doute une piètre excuse.

Et puis, tu serais là, dos à tes wagons qui défilent, l'air perdu et la bouche entrouverte. Je te regarderais sans comprendre de l'autre bout du hall et en te rejoignant, tu n'aurais même pas un mot à dire. Nos bouches cousues rendraient tous les trains en retard.


(Mais je n'ai de l'amour qu'au conditionnel.)


COURS LEOPOLD


( Surtout à l'automne. Les marrons, principalement. Les marrons, surtout. Et les feuilles, aussi. Les feuilles mortes, sur nous.

A force je ne me rends même plus compte que c'est là où on s'est aimé, détesté, désaimé ; à force je ne fais même plus les comptes – je t'y ai embrassé dix, cent, mille fois; à tout heure : matin, midi, soir, sur ce banc (toujours sale, chewing gums collés au dossier, traces de pas ou que sais-je encore) près de la statue (marbre froid marches trop hautes ou trop basses c'est selon) à l'arrêt de bus, à demi-cachés (et combien de fois l'as-tu raté ce bus ?) Il fut un temps où c'était un jeu, où cet espace était à nous (mais qui nous l'a pris, dis moi... ?)

[Là où on s'attend quand on n'attend plus rien d'autre que nous plus rien d'autre que tout

où l'on dessine encore une figure fanée fatiguée effacée le front figé dans un âge imparfait et la peau trop brune sucrée salée sous la langue qu'on connaît

Là où on s'aimait toujours plus fort, collection de craintes rangée et remise à plus tard, c'était pas l'heure de nos tissus d'incohérences – qu'on tissait chaque jour et défaisait la nuit, comme Pénélope, pour nous donner plus de temps, plus tard, plus loin

Là où on ment où on feint où l'on fait semblant d'avoir faim pour ne manger que les miettes de ton pain et les tristes restes des jours heureux]

Là où, en fin de compte, ton nom a pris une couleur nouvelle. Celle d'une autre vie, pleine de « si » et de remords en forme de oui. )


Aujourd'hui, ce n'est plus qu'un raccourci comme un autre pour rentrer chez moi, ou un passage obligé après des verres trop grands : on éponge la liqueur en s'engraissant le cœur, une boîte de frites pour deux euros, les doigts moites d'huile et la tête lourde – boules de billard qui s'entrechoquent, viande à kebab qu'on découpe, commentaires bruyants à la table à côté.


J'ai empilé du bruit sur toi.




VIEILLE VILLE


La vieille ville fait de moi une vieille fille.

J'étais légèrement ivre en sortant du Médiéval et les pavés de la rue Saint Michel me faisaient mal aux pieds. Les quelques restaurants de la Grand Rue déversaient des effluves persistantes de fromage – ça me donnait mal au cœur, après toute cette mauvaise bière que je m'étais entêtée à boire.

Mes longues envolées lyriques de tout à l'heure me revenaient très lentement en mémoire. Je souriais pieusement, les dents cachées derrière la honte pudique de l'éthylisme et ma fine écharpe – piètre bouclier contre le froid et le vent de minuit.

Un homme me siffla Square Bichat. Un chien aboya un plus bas. Une voiture, vitres baissées, déversa une mélodie – puissante, toute de cris et de basses – puis me dépassa à vive allure. La retombée du silence, trop soudaine, me fit frissonner.

Je sifflai sous la porte de la Craffe, l'écho remplissait les arcades de duplicata de moi. Miroir sonore de mes petites hésitations. La neige, tamponnée d'allées et venues, riait sous la maladresse de mes semelles. Quand je rentrai chez moi, toutes les lumières étaient éteintes.


Et de l'autre côté de la ville, quelqu'un tombait amoureux. Ce n'était pas de moi.









à venir : PLACE STANISLAS, PEPINIERE



16/01/2012

Capitale de la douleur





NANCY 1



CENTRE VILLE


Je n'ai jamais connu pire que Nancy en période de soldes.


Tout respire la cupidité et l'impatience. On entend des cliquetis de pièces aux caisses des grands magasins, un brouhaha à peine humain, les cris des codes-barres qui changent de mains.

Clients à la démarche saccadée à mi-chemin entre le robot et le mort-vivant, discours pré-mâché aux traditionnelles envolées (ah bon, c'est la nouvelle collection... ?). Les boutiques déversent une masse rectiligne de la caisse à l'entrée et vomissent un flux de sachets et de sacs en carton, parfois un bruit strident et désagréable se fait entendre à la sortie – bip bip (c'est pas moi, j'ai rien acheté). La rue Saint Jean est presque impraticable, les talons tapent le bitume avec un enthousiasme à la limite de la décence : les femmes marchent vivement en traînant devant elles une poussette grinçante – un homme peu motivé les suit, mains dans les poches – ; un petit groupe rit à gorge déployé, le mendiant devant la banque profite de l'affluence pour crier plus fort sa famine (mais non, on ne lui accorde pas un sou, on a déjà trop dépensé en futilités).

Mais là, au milieu de la rue, un jeune père accroupi débarbouille son petit garçon, peinturluré de chocolat et de miettes à peine identifiables. L'un a des lunettes cerclées d'écaille, des boucles brunes et un petit mouchoir vert à la main, il a dans sa voix l'intonation faussement sévère des parents aimants, dispute son fils avec peu de conviction, le menace gentiment – si tu ne peux pas manger plus proprement... etc – et le garçon, à moitié caché dans un bonnet bleu, trois fois trop grand pour lui, lui répond poliment – oui papa je ferai de mon mieux – et esquisse un sourire dévoilant sa dentition fragile et incomplète.


Et moi, je ne sais pas si je suis censée m'attendrir devant une telle scène d'amour filial ou continuer mon chemin et faire mine de rester sceptique. Mais derrière la façade du temple protestant se couche déjà le soleil, c'est une nuit de plus, et une journée de moins.



OBERLIN


Les péniches glissent sur l'onde grise du canal. Pas un bruit ne vient les déranger. Quelques détritus flottent : des prospectus désormais illisibles, des mégots de cigarettes. Des bouteilles vertes à moitié émergées fendent l'eau de leur tête ronde. Le café de la Marne trône, imperturbable, vide et blafard, ses gouttières dégoulinantes de pluie. Une mouette survole les tables en terrasse et se pose au milieu du trottoir; je tourne la tête, met ma capuche d'une main pressée et continue mon chemin.

Dépassant des toits rouges et de la peau des briques, le clocher de Saint Vincent de Paul s'impose, très humble, dans un halo froid et jaunâtre – de loin, on dirait du papier mâché. Je me souviens de n'y être jamais entrée, moi, à Saint Vincent de Paul. La porte est encore fermée. Ce ne sera pas pour aujourd'hui, donc.

Je regagne le Clos D, les pieds mouillés, les chaussettes infusées de pluie. La mouette de tout à l'heure me dépasse en riant. Marre toi, vas-y. C'est vrai, je devais bien avoir l'air comique, trempée de haut en bas, les yeux fous, cherchant ton nom sur les bateaux. Mais ces idiots ne s'appellent que Niagara ou Kelly.




FAUBOURG DES TROIS MAISONS


Je n'aime pas y acheter mes cigarettes. Le buraliste de la rue C.Keller est vraiment trop bavard. Il vous pose tour à tour des questions indiscrètes et des devinettes trop compliquées ; lance des slogans qui se veulent comiques ; et, sans jamais s'en lasser, fait l'apologie des jeux de hasard d'une voix tonitruante.

Le vent fait danser les décorations de Noël accrochées aux arbres, il y a fort à parier qu'elles y seront encore d'ici un mois ou deux. Mais ce n'est pas le temps qui manque, ici.

Un couple aux cheveux blancs descend la rue et parle tout bas. Leurs mains se frôlent et se devinent. Je les croise toujours à l'heure du thé aux Trois Bagnoles. Enfin, le Midi Pile. C'est idiot, dans le quartier, il ne sert à rien de changer les noms des commerces, les Anciens ne se feront jamais au nouveau. On ne parlera jamais du Primeur, mais du Malplate, alors que celui-ci n'existe plus depuis vingt ans au moins.

A la supérette, j'empile des paquets de biscuits les uns sur les autres et ma tour de Pise comestible s'effondre sur le tapis roulant. Je sors ma carte bleue et tente de me souvenir de mon code (à la place je pense à la pub, celle où la vieille dame a tatoué le sien dans l'oreille de son chien, c'est malin, ça me déconcentre).

Le caissier a un faux air de Gael Garcia Bernal. Des yeux verts à se damner et une barbe de trois jours. Son alliance brille quand il me tend le ticket de caisse. (Ça, c'est fait.)

Je sors les bras chargés et boutonne mon manteau. Le vent est frais et le ciel est constellé de nuages bas. Le cadran de ma montre m'affirme que je suis en avance. Mais ce n'est pas le temps qui manque, ici.