16/01/2012

Capitale de la douleur





NANCY 1



CENTRE VILLE


Je n'ai jamais connu pire que Nancy en période de soldes.


Tout respire la cupidité et l'impatience. On entend des cliquetis de pièces aux caisses des grands magasins, un brouhaha à peine humain, les cris des codes-barres qui changent de mains.

Clients à la démarche saccadée à mi-chemin entre le robot et le mort-vivant, discours pré-mâché aux traditionnelles envolées (ah bon, c'est la nouvelle collection... ?). Les boutiques déversent une masse rectiligne de la caisse à l'entrée et vomissent un flux de sachets et de sacs en carton, parfois un bruit strident et désagréable se fait entendre à la sortie – bip bip (c'est pas moi, j'ai rien acheté). La rue Saint Jean est presque impraticable, les talons tapent le bitume avec un enthousiasme à la limite de la décence : les femmes marchent vivement en traînant devant elles une poussette grinçante – un homme peu motivé les suit, mains dans les poches – ; un petit groupe rit à gorge déployé, le mendiant devant la banque profite de l'affluence pour crier plus fort sa famine (mais non, on ne lui accorde pas un sou, on a déjà trop dépensé en futilités).

Mais là, au milieu de la rue, un jeune père accroupi débarbouille son petit garçon, peinturluré de chocolat et de miettes à peine identifiables. L'un a des lunettes cerclées d'écaille, des boucles brunes et un petit mouchoir vert à la main, il a dans sa voix l'intonation faussement sévère des parents aimants, dispute son fils avec peu de conviction, le menace gentiment – si tu ne peux pas manger plus proprement... etc – et le garçon, à moitié caché dans un bonnet bleu, trois fois trop grand pour lui, lui répond poliment – oui papa je ferai de mon mieux – et esquisse un sourire dévoilant sa dentition fragile et incomplète.


Et moi, je ne sais pas si je suis censée m'attendrir devant une telle scène d'amour filial ou continuer mon chemin et faire mine de rester sceptique. Mais derrière la façade du temple protestant se couche déjà le soleil, c'est une nuit de plus, et une journée de moins.



OBERLIN


Les péniches glissent sur l'onde grise du canal. Pas un bruit ne vient les déranger. Quelques détritus flottent : des prospectus désormais illisibles, des mégots de cigarettes. Des bouteilles vertes à moitié émergées fendent l'eau de leur tête ronde. Le café de la Marne trône, imperturbable, vide et blafard, ses gouttières dégoulinantes de pluie. Une mouette survole les tables en terrasse et se pose au milieu du trottoir; je tourne la tête, met ma capuche d'une main pressée et continue mon chemin.

Dépassant des toits rouges et de la peau des briques, le clocher de Saint Vincent de Paul s'impose, très humble, dans un halo froid et jaunâtre – de loin, on dirait du papier mâché. Je me souviens de n'y être jamais entrée, moi, à Saint Vincent de Paul. La porte est encore fermée. Ce ne sera pas pour aujourd'hui, donc.

Je regagne le Clos D, les pieds mouillés, les chaussettes infusées de pluie. La mouette de tout à l'heure me dépasse en riant. Marre toi, vas-y. C'est vrai, je devais bien avoir l'air comique, trempée de haut en bas, les yeux fous, cherchant ton nom sur les bateaux. Mais ces idiots ne s'appellent que Niagara ou Kelly.




FAUBOURG DES TROIS MAISONS


Je n'aime pas y acheter mes cigarettes. Le buraliste de la rue C.Keller est vraiment trop bavard. Il vous pose tour à tour des questions indiscrètes et des devinettes trop compliquées ; lance des slogans qui se veulent comiques ; et, sans jamais s'en lasser, fait l'apologie des jeux de hasard d'une voix tonitruante.

Le vent fait danser les décorations de Noël accrochées aux arbres, il y a fort à parier qu'elles y seront encore d'ici un mois ou deux. Mais ce n'est pas le temps qui manque, ici.

Un couple aux cheveux blancs descend la rue et parle tout bas. Leurs mains se frôlent et se devinent. Je les croise toujours à l'heure du thé aux Trois Bagnoles. Enfin, le Midi Pile. C'est idiot, dans le quartier, il ne sert à rien de changer les noms des commerces, les Anciens ne se feront jamais au nouveau. On ne parlera jamais du Primeur, mais du Malplate, alors que celui-ci n'existe plus depuis vingt ans au moins.

A la supérette, j'empile des paquets de biscuits les uns sur les autres et ma tour de Pise comestible s'effondre sur le tapis roulant. Je sors ma carte bleue et tente de me souvenir de mon code (à la place je pense à la pub, celle où la vieille dame a tatoué le sien dans l'oreille de son chien, c'est malin, ça me déconcentre).

Le caissier a un faux air de Gael Garcia Bernal. Des yeux verts à se damner et une barbe de trois jours. Son alliance brille quand il me tend le ticket de caisse. (Ça, c'est fait.)

Je sors les bras chargés et boutonne mon manteau. Le vent est frais et le ciel est constellé de nuages bas. Le cadran de ma montre m'affirme que je suis en avance. Mais ce n'est pas le temps qui manque, ici.




2 commentaires:

  1. "Après tout, l'amour ne dure pas trois ans. Je ne crois pas. L'amour dure le temps qu'il faut, tout le temps qu'il faut pour aimer et se désaimer, ou pour s'aimer toujours."
    Là où tu te trompes je pense, c'est que tu ne prends pas en compte le fait que l'amour, le vrai, est éternel : on ne peut pas "désaimer". Désolé.

    Ensuite sur le texte, on s'y croirait presque :)

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  2. "Chez Gérard, les perdants sont rares !"
    Mon quartier me manque... le quartier de mon enfance.

    Ton texte me donne envie de chialer. C'est très bien écrit, et en plus j'y retrouve toutes les références de ma jeunesse, au faubourg.
    Tant pis, c'est une page à tourner.

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