26/10/2010

Je parle en rêve

Les petits mouchoirs




Dear Francesco,

Je ne sais pas trop en quelle langue t'écrire alors tentons la langue de Molière, après tout, c'est la langue des Lumières, comme dirait l'autre. Tu te souviens de notre première rencontre ? C'était au cinéma. J'étais en train de me faire un chignon, des épingles à cheveux coincées entre mes lèvres pincées. Le fauteuil avait une sale couleur, celle d'une framboise trop mûre, il en avait la mollesse aussi; je n'arrivais pas à m'empêcher de glisser. La salle sentait le sucre des pop corn qui jonchaient les marches constellées de petites ampoules bleues. J'ai entendu un croc, c'était ton pied qui écrasait justement un petit grain de maïs. Je t'ai regardé et dans le noir, tes yeux étaient tout bleus. C'est fou, surtout pour des yeux bruns comme les tiens. Le film déroulait ses pellicules et je sentais tes yeux sur moi qui me brûlaient la nuque. Et puis le film terminé, tu n'étais plus là. Les jours et les semaines passants, je t'ai vu au café, au centre commercial, chez le fleuriste et encore une fois au cinéma, pour un film péruvien. Tu m'as proposé une cigarette, moi un verre, et on ne s'est plus jamais séparé. Quand tu as appris mon prénom, tu l'as répété des dizaines de fois en me regardant, et dans ta bouche ça ne sonnait pas comme moi. Tu roulais les lettres sous tes lèvres pleines, entre tes dents sifflantes et un peu écartées, et personne ne m'a jamais apostrophé comme ça, comme un poème tout blanc. Et maintenant, comme un soufflé sortant du four, tout retombe, tu as oublié mon prénom. Et puis, tes yeux dans le noir ne sont plus bleus, on a ramassé les pop corn. C'est comme si tu n'avais jamais été là. Dis, j'ai rêvé ?



Alors quoi. J'attends.


Signé Annabelle, Annabelle, Annabelle, Annabelle...





(Je parle en rêve et je transmets le court moment du grand repos / Le temps où rien n'est impossible la chair en plus le miel en trop)

15/10/2010

On ne peut me connaître


(Un sort meilleur qu'aux nuits du monde)

Je n'avais pas assez d'argent pour prendre un taxi, alors j'ai demandé mon chemin, une fois, deux fois. A la fin, j'ai erré quelques heures dans le blizzard qui sentait le poisson, avant de m'arrêter, le ventre criant théine. Près des docks de Liverpool, j'ai croisé un homme qui regardait comme fasciné les navires des pécheurs. Il était attendrissant avec ses yeux d'enfant, une barquette de chips sur les genoux. Le bout de ses doigts était rougi par le froid, à peine réchauffé par la tiédeur des maigres pommes de terre qu'il menait à sa bouche, une petite bouche en forme de o. Moi, j'étais de l'autre côté, j'attendais mon Ceylan, un Dumas posé sur la table en faux marbre. Et puis, il s'est levé, a jeté sa barquette vide et est entré dans le café. La radio passait une chanson des Kinks, j'ai oublié laquelle. Il a commandé un irish coffee et est allé s'asseoir face à la baie. Il a regardé passer les bateaux et crier les dockers, un maigre sourire étirait ses lèvres gercées par le froid. Il s'est rongé les ongles, ignorant le serveur qui lui apportait son café. Quand je suis partie, il n'y avait toujours pas touché. Je suis passée devant la poubelle des docks, il n'y avait plus sa petite barquette en plastique. J'ai cherché autour, j'ai même regardé si elle ne flottait pas sur l'onde grise du Mersey. Non. Bon. Alors, j'ai peut-être tout inventé, en fin de compte.



04/10/2010

Quelques-uns des mots qui, jusqu'ici, m'étaient mystérieusement interdits

I love you Phillip Morris


La suivante rangea sur la table un vase de fleurs et les flambeaux de cire, dont les reflets moiraient de rouge et de jaune les rideaux de soie bleue au chevet du lit de la malade.

« Crois-tu, Mariette, qu'il viendra? — Oh! dormez, dormez un peu, Madame! — Oui, je dormirai bientôt pour rêver à lui toute l'éternité. »

On entendit quelqu'un monter l'escalier. « Ah! si c'était lui! » murmura la mourante, en souriant, le papillon des tombeaux déjà sur les lèvres.

C'était un petit page qui apportait de la part de la reine, à Madame la duchesse, des confitures, des biscuits et des élixirs sur un plateau d'argent.

« Ah! il ne vient pas, dit-elle d'une voix défaillante, il ne viendra pas! Mariette, donne-moi une de ces fleurs que je la respire et la baise pour l'amour de lui! »

Alors Madame de Montbazon, fermant les yeux, demeura immobile. Elle était morte d'amour, rendant son âme dans le parfum d'une jacinthe.




A. Bertrand, Gaspard de la Nuit