09/04/2011

Je te l'ai dit


« Il est dans la nature des femmes de dédaigner qui les aime et d'aimer qui les dédaigne. » (Miguel de Cervantès)

Aimer, c'est quoi ? Une maladie ? Ce serait drôle, tiens. Je m'étais fait cette réflexion-là pas plus tard qu'hier.

Une femme, la trentaine, une belle brune aux yeux bleus, dans une salle d'attente; le docteur l'accueille chaleureusement (poignée de main virile mais sèche), ferme la porte derrière elle. Elle s'assoit, baisse les yeux, et là elle lancera : « Docteur, je crois que je suis amoureuse ». Ce sera pire que le cancer, le sida et la peste réunis - à la tête du doc. Une mort lente dans d'atroces souffrances, et encore on est sympa. Elle expliquera son problème, elle dira "j'ai mal là" (dans la poitrine, juste là, sous ses seins en forme de pommes) et le médecin hochera de la tête d'un air attentif, les sourcils froncés et les pattes d'oie qui dégringolent. Il griffonnera sur son bloc d'ordonnances d'un geste long, grave, solennel. Il la préviendra des effets secondaires. Comme la chimio des cancéreux, et la perte des cheveux. Les amoureux, eux, ils perdent espoir, fierté et puis, pas mal de poids, aussi. Hallucinations aussi, tout le monde - dans la rue, au cinéma, à la fac - a son visage, tout le monde parle comme lui. Sursauts quand le téléphone bourdonne. C'est lui ? Alors on triera les métastases (les cadeaux, les souvenirs) et on les surveillera. Et comme des idiots, on les remplacera par d'autres.

On pourra pas y échapper. Les cancéreux sauvés se cachent du soleil, ne mangent plus telle ou telle chose - les amoureux ne sortent plus, se rongent les os, sang d'encre... à quand la rechute ?




04/04/2011

Les dessous d'une vie ou la pyramide humaine


Ugo claque la porte derrière lui - un coup sec, le verrou vibre. L'appartement est sens dessus dessous, mais à quoi bon le ranger ? A tous les coups, il trouvera ses affaires, sous les livres et les draps. Les affaires de Giulia, encore. Elle était partie comme ça, les cheveux défaits, les yeux pleins d'eau, la bouche à l'envers. Avec Ugo, jamais de c'est pas toi, c'est moi; pas de tu es trop bien pour moi. Soyons honnête...
J'y ai cru, c'est sûr. Je l'ai regardé un jour et j'ai su. Ses yeux dans les miens, et paf. Mince alors, je l'aime ou pas ? C'est niais, quand même. Surtout pour moi... Mais le sourire de ses yeux, et puis ses petites boucles. Ça a suffi. Pourquoi ça ne dure jamais, les joies des premiers mois ? Les découvertes ? On se croit les rois du monde, hors du temps et des autres.
Mais les jours, les semaines passent; on fête des anniversaires qu'on prend de moins en moins de plaisir à célébrer. Soirées télé, sorties ciné : rencontres réglées comme du papier à musique. Sous la couette, le corps de Giulia se dessine dans ses contours les plus nets, même dans l'obscurité : c'est du par cœur, les yeux fermés. De moins en moins étrangère, de plus en plus à moi. Hélas.
Elle prenait son croissant du matin trempé dans le café, deux sucres; la télé allumée, et retour au lit. Douche rapide, baisers mouillés, trois gouttes de parfum (deux derrière les oreilles, un dans le décolleté). Sortie dans Nancy, main dans la main ( la sienne de plus en plus molle et moite). Regarder les vitrines et y voir leur reflet (deux personnes gauches, dont un homme maussade). Parfois, Ugo surprenait le regard de Giulia, deux yeux curieux, soucieux (dis moi que tu m'aimes), aimants mais irritants, comme un chat qui se frotte aux jambes en miaulant insistement.
C'était toujours comme ça. Avec toutes les autres. Pourquoi ça aurait été différent avec elle ?

A quoi bon, pensait Ugo, en longeant les quais. A quoi bon ? Toutes les filles ont le même parfum quand elles s'en vont.