24/10/2011

D'un et de deux, de tous






Dimanche matin, dix heures tapantes, le ciel est gris.

J'ai la tête dans les cartons, les mains - enveloppées dans deux trois épaisseurs - qui fouillent, inspectent, examinent les livres tout cornés, les vinyles rayés, les sacs et les robes d'un autre temps.
La place Carrière s'agite, ça grouille de monde, les conversations s'emmêlent. Dans un coin, ça parle de politique, un peu plus loin, on parle du temps qu'il fait. Les marrons tombent et roulent pour se laisser mourir dans le caniveau, un aria sort des hauts-parleurs. Ma mère m'agrippe la manche : « Regarde, un trente-trois tours de Bechet ! »

Le dernier stand regorge de vêtements en tout genre. Une femme, la quarantaine, plie un pull à rayures derrière un abat-jour, elle a de l'encre sur ses doigts et sa peau découverte est rougie par le froid.
Ma mère extirpe d'un tas informe un pantalon en velours et une chemise en soie, je me dirige vers un portant de vestes en tweed. Un homme y est déjà : il fait une petite moue d'hésitation tandis que ses doigts parcourent le tissu quadrillé. Je détourne la tête, attend ma mère qui règle ses achats. Les hauts-parleurs ont changé de disque, quelque chose de plus moderne, mais je ne reconnais pas l'air et ne distingue pas les paroles.

« Excusez-moi » : c'est l'homme à la veste. Il esquisse un sourire embarrassé, ses fossettes lui donnent un air de petit garçon. Il a les yeux gris tweed.
« Est-ce qu'elle me va bien ? ». Je n'avais pas remarqué qu'il avait endossé une des vestes du portant : un peu ringarde mais bien cintrée, d'une couleur passée, mi-gris mi-vert. Elle aurait pu lui aller à merveille mais...
« Les manches m'ont l'air un peu courtes ». Trop courtes à vrai dire.
Je pouvais voir sa peau nue entre la manche de sa chemise et le bracelet de sa montre. Une peau très claire, très blonde.
« Ah... » dit-il, l'air déçu. « Dommage, alors. Elle me plaisait bien. »
Il remit la veste sur son cintre en bois. Il se mordait doucement la lèvre inférieure, comme s'il voulait rajouter quelque chose. Pendant tout ce temps, il n'avait pas cessé de me fixer. Et avec ses yeux-là, il aurait pu ne rien faire, ne rien dire, juste faire en sorte que je reste là, plantée devant lui avec mon sac rempli de vieilleries.

Mais j'ai esquissé un sourire et je suis partie. Et le ciel était gris. Gris tweed.

04/10/2011

Première du monde





Petite chambre d'étudiant, vieux Nancy. Fenêtre ouverte, donnant sur cour. Bruits de fond indistincts – jeunes chouillards dans la rue, chats qui miaulent et tutti quanti. Bureau spartiate : grande planche sur tréteaux en bois. Bouillie de cendres froides dans ramequin tunisien. Dedans, mégots blancs, vaguement arrangés en forme d'étoile. Une tasse de thé à côté du briquet. Décor minimaliste : photos de vacances patafixés sur le mur d'en face, livres à même le sol, deux-trois paires de chaussettes qui traînent. Une fille de dos, assise au bureau. Écrit doucement, à moitié décidée. Les breloques de son bracelet tintinnabulent.





GARANCE., la plume en l'air – Il faut que je pense au billet d'avion. Vérifier le prix à la dernière minute, au cas où, sait-on jamais. A moins que je ne prenne le train... ? Ou alors, je n'y vais pas du tout. Après tout, c'est la solution qui me semble la plus sage. Oui, continuons dans cette optique. (Écrit lentement Je ne viendrai pas – puis abandonne) Non, non, il n'y a rien à faire ! Rien de rien ! Qu'il me demande, et je ne saurais dire non. (Soupir) C'est terrible, cet air qu'il a toujours. Je le vois sous mes paupières. Un fantôme qui s'agite, une ombre qui flotte. Rien de tangible. Il est fatal dans son absence. Des mois que j'écris des lettres pour lui, que je froisse et que je jette, à jamais insatisfaite. Tiens, celle du quatorze, par exemple. La première, la plus brute, la plus fraîche. Je la signe, la relis – elle me semble exacte ! Et pourtant... ! Au moment même où le timbre est collé et l'enveloppe fin prête, tout me semble étrangement suspect. Cette tâche de suie, cette encre trop sombre, cette virgule un peu courte. Et puis, au bout du compte, les phrases que j'avais mises côte à côte de façon qui m'avait semblé judicieuse pendaient tristement, désarticulées. Petits pantins ineptes. Allez vous faire foutre, tous autant que vous êtes.




(Silence. Il fait froid. Une gorgée de thé vert, mais Garance frissonne. Elle se lève pour fermer la fenêtre. Revient s'asseoir en se frottant les mains. Fait craquer ses doigts.)




Oui, donc, ne pas y aller. A marquer partout au feutre, en majuscules, en lettres de feu : NE. PAS. Y. ALLER. Sur le frigo, dans ma paume, sur des post-it. Créer un mémo sur mon téléphone. Surtout ne pas oublier d'oublier. Et si ça ne fonctionne pas... ? Ça fonctionnera. Ça ne peut que fonctionner. Avec tout ça, j'ai de l'encre sur les doigts. Et mon thé est trop infusé, à tous les coups !




Elle retire le sachet dégoulinant de la tasse et le dépose à même la feuille. Se lève pour se laver les mains, sort de scène. Sur la lettre, le thé auréole le papier et l'eau brouille un peu les mots.


Lentement, les premiers mots s'effacent – Je ne viendrai pas se noit. Dans l'immensité de la page blanche,on ne lit plus que vien s.