17/11/2010

A peine défigurée

Les Poupées Russes




Ils s'étaient rencontrés au concerto de jazz, dans la banlieue de Saint Louis. Ils avaient encore de la musique plein les oreilles, ça ne pouvait pas s'arrêter si brusquement. Alors, ils sont allés chez elle, c'était juste à côté. Ils ont écouté les vinyles de Chloe en sirotant du cognac.

Il avait envie, elle en avait envie aussi. Il était seul, elle n'était pas jolie.

Et puis quand Charlie s'est réveillé, il mit un bout de temps à réaliser qu'il n'était pas chez lui, mais dans un lit inconnu, qui sentait la lavande et le laiton d'un saxophone. Il tourna la tête vers Chloe. Elle avait un tout autre visage à la lumière du jour, qui perçait paresseusement les persiennes. Ses cheveux étaient d'un beau blond cuivré et encadraient un visage ovale, parfait. Ses lèvres très roses s'étiraient en un sourire figé et secoué par le sommeil. Ses paupières translucides faisaient bouger la frange de ses cils. Charlie pouvait deviner qu'il s'y cachait deux globes curieux, verts bouteille. De sa tempe à son menton se creusait la marque de l'oreiller. Adorable.
Elle n'était peut-être pas si banale, après tout.

Sans faire de bruit, il se redressa sur le coude et jeta un coup d'œil sur la table de nuit. Sous la lampe rococo reposait un exemplaire de One hundred years of solitude.
Le salon était rempli de vieux livres qui sentaient la poussière et de photographies entourées de petits cadres en bois. Des morceaux de vie.

Finalement, il avait bien envie de la connaître, cette Chloe. Il avait prévu de partir discrètement, sans laisser son numéro, comme d'habitude. Mais une fille qui s'appelle Chloe, comme la chanson d'Ellington, comment peut-elle être comme toutes les autres, hein ?

Alors bon. Tout le monde peut se tromper. La nuit, tous les chats sont gris. Faut croire que les filles aussi.

(Tu n'es pas tout à fait la misère / Car les lèvres les plus pauvres te dénoncent / Par un sourire)

02/11/2010

Le dur désir de durer

L'auberge espagnole




Il pleut dehors.

Lucas tient la caméra. On l'entendra rire dans la vidéo. Elles chantent. Très mal mais elles s'en fichent, après tout elles ne sont pas là pour ça. Elles chantent très fort; et quand la musique s'arrête pour laisser sa place à peine refroidie à une autre, leurs oreilles bourdonnent désagréablement. Lisa a la voix qui déraille, ça fait beaucoup rire Garance. Elle sent l'alcool de banane, Lisa, de toute façon elle sent toujours le sucre. Elle danse avec de petits mouvements saccadés, avec sa grâce bien à elle. Ses grands yeux verts rient plus fort que sa gorge, et c'est beau à voir.

La pluie signe une trêve.

Elles grillent une cigarette près du pavillon, dans le jardin. Penchées au-dessus du muret, elles se chuchotent des petites choses, un sourire aux lèvres. Elles se voient souvent, mais Garance a toujours des rêves à raconter, des livres à conseiller, des films à critiquer, des ragots à déverser... Et parfois elles n'ont même pas besoin de parler. Lisa sourit une nouvelle fois. Sa Winston pendue aux lèvres, comme une petite luciole, lui donne un air imperturbable et sauvage.

« C'est mal famé par ici, la nuit. Je connais une fille qui s'est faite agresser, dans le coin, là-bas. »

Une dernière bouffée et la cigarette tombe quelques mètres plus bas, dans une petite gerbe d'étincelles.
« Attention au cactus ! »
Lisa se retourne, son visage est baigné de lumières et d'ombres. Elle est très belle. Garance veut la prendre dans ses bras mais Lisa court déjà pour rentrer.

La pluie est revenue.