26/01/2011

Négation de la poésie



(Les moindres miettes de pain suffisent aux mourants)

Les Grecs. Ces foutus Grecs.
'Paraît que pour dire oui, ils secouent la tête de droite à gauche; pour dire non, c'est de haut en bas. Et puis qu'un point-virgule chez eux, c'est un point d'interrogation chez nous. C'est pas facile de s'habituer aux contraires, de passer du noir au blanc en un clin-d'œil, perpétuelle surprise et choc des cultures par-dessus le tas, hein.
Totale incompréhension. Ils passent pour des dérangés, les Grecs. Et puis, avec leur alphabet bizarroïde, leurs signes sinueux et tout cassés, ils ne font rire personne. Ils sont pathétiques et ont des noms qu'on n'écrit jamais de la bonne manière du premier coup. Ils ont une intonation, dans leur voix chaude et nonchalante, qui imprime un sourire moqueur sur la bouche de l'autre. Fatalement. C'est pas de leur faute, bien sûr. Mais Dieu sait pourquoi, on ne les prend jamais au sérieux.
Leur peau sent toujours la craie de leurs îles, ça fait un peu nuage de nostoï, tu vois ce que je veux dire ? Ils regardent vers l'Est, là-bas, vers le bleu et le blanc, le blanc et le bleu. On peut le voir juste là, dans le blanc de leurs yeux. Comme dans les dessins animés. Des rayures dans l'iris, et une croix en haut à gauche. Pile poil sur la conjonctive, hop. Sont bizarres, les gens-là...


Bon. Je suis peut-être une foutue grecque, alors.




16/01/2011

De solitude en solitude vers la vie


Et le bleu parfait du ciel agite ses cicatrices. Les avions. Ils le transpercent de part en part. Je te vois et tu pars, mes yeux te cherchent.
Je te vois et tu pars : tu es côté hublot et tu penses à moi au décollage. Tu demandes un thé à l'hôtesse. Elle n'est même pas jolie, le thé même pas chaud. Le pilote a un horrible accent bavarois, tu réprimes un fou rire et tousse tant bien que mal. Ton voisin parle turc dans son sommeil.
Je te vois et tu pars : tu oublies de mettre ta ceinture pour l'atterrissage, tu voulais d'abord finir ton chapitre. L'avion c'est bien le seul moyen de transport où tu peux lire sans avoir la nausée. L'hôtesse de tout à l'heure te tend un bonbon citronné pour ne pas avoir les oreilles qui se bouchent. Tu fais rouler la sphère sucrée sous les vagues de ta langue, tu la fais cogner contre tes dents de devant. Du hublot tu te perds dans le coton.
Tes lèvres s'étirent en un sourire. Tu rentres chez toi.

Je te vois et tu pars... Mais dis, tu ne voudrais pas rester encore un peu... ?


Je suis fille d'un lac qui ne s'est pas terni / D'un ciel limpide et bleu jusqu'à mes pieds tranquilles / Et fille d'un printemps qui ne finit jamais

14/01/2011

Saisons (le centre du monde est partout et chez nous)






Seigneur, je suis dans le quartier des bons voleurs,
Des vagabonds, des va-nu-pieds, des recéleurs.
Je pense aux deux larrons qui étaient avec vous à la Potence,
Je sais que vous daignez sourire à leur malchance.
Seigneur, l'un voudrait une corde avec un nœud au bout,
Mais ça n'est pas gratis, la corde, ça coûte vingt sous.
Il raisonnait comme un philosophe, ce vieux bandit.
Je lui ai donné de l'opium pour qu'il aille plus vite en paradis.
Je pense aussi aux musiciens des rues,
Au violoniste aveugle, au manchot qui tourne l'orgue de Barbarie,
A la chanteuse au chapeau de paille avec des roses de papier ;
Je sais que ce sont eux qui chantent durant l'éternité.
Seigneur, faites-leur l'aumône, autre que de la lueur des becs de gaz,
Seigneur, faites-leur l'aumône de gros sous ici-bas.
Seigneur, quand vous mourûtes, le rideau se fendit,
Ce qu'on vit derrière, personne ne l'a dit.
La rue est dans la nuit comme une déchirure
Pleine d'or et de sang, de feu et d'épluchures.
Ceux que vous avez chassé du temple avec votre fouet,
Flagellent les passants d'une poignée de méfaits.
L'Etoile qui disparut alors du tabernacle,
Brûle sur les murs dans la lumière crue des spectacles.
Seigneur, la Banque illuminée est comme un coffre-fort,
Où s'est coagulé le Sang de votre mort.
Les rues se font désertes et deviennent plus noires.
Je chancelle comme un homme ivre sur les trottoirs.
J'ai peur des grands pans d'ombre que les maisons projettent.
j'ai peur. Quelqu'un me suit. Je n'ose tourner la tête.
Un pas clopin-clopant saute de plus en plus près.
J'ai peur. J'ai le vertige. Et je m'arrête exprès.
Un effroyable drôle m'a jeté un regard
Aigu, puis a passé, mauvais comme un poignard.
Seigneur, rien n'a changé depuis que vous n'êtes plus Roi.





Blaise Cendrars, Les Pâques à New York

07/01/2011

Nuits partagées


« - Je vous apporte mes voeux. - Merci, je tâcherai d'en faire quelque chose. » (J.Renard)




Et les caissons de basse font vibrer l'air, l'alcool et la déception coulent à flots. Une boîte de cigarillos au raisin trône sur la table basse. Un couple fait l'amour dans la chambre d'à côté: la voix rauque de Springsteen ne couvre pas les bruits du lit qui bouge. Clara fume sur le balcon, il est minuit deux, on est déjà demain. Derrière elle se font entendre des éclats de voix, on se jette des bonne année bonne santé et des bises claquent sur les joues rougies. Sous elle, dans la rue, des voitures se garent et klaxonnent sporadiquement.
Le chat vient se frotter à ses jambes en ronronnant. Clara le remarque à peine. Bon hé bien, deux mille onze: qu'est ce que ça change ? Cette année non plus je ne rédigerai pas de bonnes résolutions. Entêtée dans l'hiver. Clara jette sa cigarette par dessus le parapet en pierre. Ouais, à quoi bon ?
Elle fait glisser et claquer la porte-fenêtre: on la regarde, on l'attend. Elle décapsule une bière en tentant d'ignorer tout ce petit monde qui l'épie. Elle se retourne, les larmes aux yeux, la voix cassée. Bon bah, bonne année hein. Personne ne lui répond, on tourne la tête, on la trouve tellement misérable. Alors Clara attrape son duffle-coat, enfile ses Brandebourg en les maudissant tous et descend dans la rue mal éclairée.

Allez tous vous faire foutre avec votre bonne année, maugrée t-elle, les lèvres salées dans son écharpe en laine.




(Pour me trouver des raisons de vivre, j'ai tenté de détruire mes raisons de t'aimer. Pour me trouver des raisons de t'aimer, j'ai mal vécu.)