16/08/2010

Grain de sable de mon salut


(texte inspiré par le dernier navet avec Jennifer Aniston, Coup de Foudre à Seattle)



C'était il y a des années, maintenant. Et pourtant il me semble que c'était hier. L'accident, je veux dire. C'est étrange, avant celui-là je n'avais jamais eu d'accident, même pas un doigt cassé; et après je suis devenu tellement prudent qu'un nouveau drame n'aurait pas été le simple fruit du hasard ou de la malchance, mais bel un bien celui d'une pure et simple malédiction.
C'était un vendredi. Je m'en souviens parce que le vendredi soir j'emmenais toujours Eleanor au cinéma ou au restaurant, parfois même au cinéma puis au restaurant. On discutait des décors, des détails et du jeu des acteurs en sirotant du bon vin rouge, dans un restaurant français ou italien. C'était notre rituel. J'y pensais dès le samedi matin et pendant toute la semaine, jusqu'au vendredi suivant.
Ellie n'était pas très féminine. Quand je l'avais rencontrée, elle portait un pantalon large et un pull informe, et elle m'avait intrigué au premier coup d'œil. Lors de notre première nuit, j'ai su que j'étais tombée amoureux d'elle : c'était une sorcière, une magicienne. Le jour, elle cachait sous le tissu de ses vêtements le tissu de sa peau, une peau de pêche, et brillante, et satinée. Le soir, elle enlevait un à un ses pétales, comme si j'avais soufflé sur un pissenlit pour le dévêtir de ses aigrettes.
Elle n'était donc pas très féminine, mais le vendredi soir elle sortait une belle robe rouge, une des seules dans sa petite armoire. Elle partait du principe que je la préférais ainsi, engoncée gauchement dans cette robe pivoine, trop grande pour elle. Le fait est, je m'en foutais : j'étais dingue d'elle. Et à chaque fois, pendant le film, je me retenais de ne pas faire valser cette foutue robe par dessus sa tête.
Ce vendredi là, il faisait froid et sombre, on était en janvier et des congères de neige s'épaississaient de chaque côté de la route. On entendait des chouettes hululer dans la cime des arbres. Dans la voiture, Ellie et moi parlions vivement, elle enjouée et les joues cramoisies par le froid; moi grognon, guettant un mal de gorge qui ne voulait pas s'imposer. Entre nos bouches s'épanouissait de larges et lourdes volutes de buée blanche, évanescente. Je crois me rappeler qu'on se disputait gentiment à propos de la couleur de la kitchenette, qu'elle voyait jaune et moi bleue. Elle insistait, disait que le jaune était tendance cette année et que c'était une couleur passe-partout; je ripostais qu'en temps que décorateur d'intérieur j'en savais un peu plus qu'elle sur la matière.

Et là, inexplicablement, elle a crié. Pendant une fraction de seconde, j'avais froncé les sourcils, que se passe t-il ? Et puis, Ellie a hurlé : « Davy ! » et j'ai tourné le regard sur la route. Là, à moins de vingt mètres du pare-choc - je n'ai jamais été doué pour évaluer les distances - se tenait un cerf, impassible, la tête tournée de côté, les yeux grand ouverts, éclairés par l'acuité lumineuse des phares. La parfaite caricature du petit cerf inoffensif happé par les lumières des phares, en fin de compte. La fraction de seconde suivante, j'ai pensé à ce que dirait Ellie dans d'autres circonstances : « oh qu'il est mignon ce cerf ! », aurait-elle dit d'une petite voix suraigüe, avec ses grands yeux noisette écarquillés. Et puis, elle aurait tout fait pour le ramener discrètement à l'appartement, comme la dernière fois avec l'écureuil qu'elle avait déniché dans le parc.
Penser à une telle chose m'a décroché un sourire, mais ce n'était pas drôle, ça n'avait pas le temps de l'être. Impulsivement, j'ai tourné le volant, ce qui m'a coupé le souffle en moins d'une seconde. Tout s'est passé très vite. Tellement, tellement vite.
Ellie a crié, et moi je ne pouvais pas, je sentais le cri enfler dans ma gorge mais je n'arrivais pas à déserrer les lèvres. Ellie a crié et elle m'a paru hurler pendant des heures, mais ça n'a duré que très peu de temps, en fait le cri a cessé quand la voiture s'est enroulée autour d'un poteau et que j'ai senti le pare-brise éclater et le sang couler sur mon visage. J'ai ouvert les yeux très vite, trop vite. J'aurais du les garder plus longtemps clos, et peut-être ne plus jamais les ouvrir à nouveau.

Mon nez saignait et il était sûrement cassé. En tournant ma tête vers Ellie, des os ont craqué dans mon cou mais je n'y ai pas prêté attention. Ses yeux me fixaient. Ceux d'Ellie. Des yeux vides, des yeux morts. Je haletais comme un chien essoufflé. Je suis sorti de la voiture, j'ai appelé les secours sur mon portable aux touches défoncées. Je ne pouvais pas penser, me dire qu'Ellie était partie, qu'elle était morte. Elle a du prendre un coup, les secours vont arriver, ils vont nous aider, tout ira bien. Je m'efforçais de garder espoir. Puis j'ai entendu un bruit près de la bordure de la route, et j'ai enfin levé les yeux. C'était le cerf, ce connard de cerf. Il me regardait de ses grands yeux et je crus déceler dans son regard quelque chose, quelque chose dont j'étais incapable de définir la nature.

Les secours sont arrivés et nous ont amené à l'hôpital. Sur mon lit, j'ai repensé au cerf. Au bout du deuxième jour, j'ai trouvé : c'était un regard accusateur, des yeux remplis de mort, au ras bord.
Quand le médecin est venu avec la nouvelle peinte sur le visage, j'ai su que j'avais vu juste.

Les funérailles étaient simples. Pas de fioritures, comme Ellie. Toutes les nuits, je rêve du cerf qui me répète tu es un assassin, Davy, un assassin; et je me dis qu'il a peut être raison.
Et je me lève, incapable de me rendormir. Je me fais une tasse de thé. Je regarde les photos encadrées dans le salon, sur la commode en bois. La maison est vide. Je suis tout seul, et j'attends que l'eau daigne bouillir. Mais j'attends patiemment. Après tout, ce n'est qu'une énième tasse de thé au milieu de la nuit, tout seul, debout dans la cuisine. Dans la cuisine jaune.








3 commentaires:

  1. Bon d'accord, je l'admet, jai eu les larmes aux yeux...

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  2. ecriture de gamine, si tu avais eut un accident tu saurais

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  3. En parlant de gamin, la conjugaison s'apprend au primaire, non ? Il me semble qu'il n'y a pas de "t" à eu. Et pour ce qui est du thème de l'accident, un petit conseil : ouvre ton dictionnaire à la page fiction :) Si cette histoire était la mienne, je n'aurais pas mis en évidence "inspiré du dernier navet avec J.A."... Réfléchis un peu, ça ne peut pas te faire de mal.

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